Prêcheur en eau calme

par François Barras

Nick Cave interroge une nouvelle fois son âme tourmentée. Malgré son titre, Nocturama entrevoit la lumière.

Pluie fine sur la toiture de tôle. Vol bas des oiseaux noirs, vieil alcool et cigarettes froides pour un énième retour de funérailles. La bicoque de Nick Cave respire encore le cadavre: six ans qu’il tente de laver les draps, mais l’odeur est tenace. On est mieux sur le balcon en bois, à épier le bayou, y étirer sa solitude en gardant une pointe d’espoir. Après tout, «it’s a wonderful life... if you can find it.»

Chercher la vie. A défaut, la griller. Une introduction logique à Nocturama, et un truisme pour celui qui habita de sa carcasse de prêcheur illuminé onze albums remplis de mort lente, d’amour impossible et de religion putrescente. Un chemin de croix vers une rédemption improbable, effleurée en 1997 avec le chef-d’œuvre Murder Ballads, où Nick Cave, invoquant de fameux coupe-jarrets à sa rescousse, flingua enfin ses plus tordus démons. Ceux qui, têtes de porc sanglantes à la William Golding, dansaient avec lui autour du feu à l’époque de The Birthday Party. Ceux qui lui tenaient la seringue lorsque, ébauches felliniennes dans les bras de Lydia Lunch, l’exilé australien célébrait Berlin au début des années huitante. Lassé du sang, le mystique chante aujourd’hui l’amour. Avec un épais sourcil tourné vers le ciel. Les vieilles habitudes...


Production illuminée

Fidèles au poste, la horde de corsaires menaçants des Bad Seeds lance le roulis. Wonderful Life, ou la complainte désabusée, l’écho terreux à la sombre élégance de Black en 1987 et au «merveilleux monde» de Louis Armstrong — que Nick Cave reprit en son temps avec Shane MacGowan. Le timbre grave, le ton las du crooner insaisissable hantent une production volatile, accrochée aux rets de quelques lignes de piano et de steel guitar. En s’appuyant sur les services de Nick Launay, le chanteur australien retrouve le compatriote qui grava les premiers soubresauts maladifs de Birthday Party. Le producteur devint ensuite célèbre avec INXS, Midnight Oil, David Byrne, leur offrant une patine grand luxe dont le cristallin sert ici les titres de Nick Cave. Moins fleuris et «sinatresques», plus courts que ses compositions récentes, les chapitres de Nocturama retrouvent la sobriété qu’il avait abandonnée au profit de belles enluminures et d’une architecture audacieuse avec No More Shall We Part, son album précédent. Le strass en moins — l’uniformité, hélas!, en plus. Tout en caresses, les instruments enrobent, réchauffent une voix domptée, naviguant en eaux calmes.

Viennent He Wants You, puis le crépusculaire Right Out Of Your Hands — le plus bel ouvrage de folk sombre depuis Heartbreaker de Ryan Adams et Fields Songs de Mark Lanegan. Les Bads Seeds tanguent toujours, s’autorisent soudain un lointain tempo de soul sur Bring It On, piqué d’adrénaline période Let Love In. Arrosées aux chœurs de «Saint» Chris Bailey, les mauvaises graines virevoltent au vent et en profitent: Dead Man In My Bed gagne encore en furie, bringuebalé par un Farfisa furieux. Un pic de turbulence jouissif que Nick Cave n’essaie pas de contourner, se laissant prendre au jeu de ses musiciens sous acide.


Home, sweet home!

La rébellion cède le pas à la mélancolie. There Is A Town évoque l’Australie natale, celle que l’adolescent a voulu fuir et que l’homme de 45 ans regrette aujourd’hui. L’herbe est plus verte ailleurs, chante-t-il en substance. Mais, peu perméable aux adages populaires et prosaïques, il leur préfère la divine providence: «God lives only in our dreams», rappelle le catéchumène au spleen inconsolable. S’encoublant sur un Rock Of Gibraltar trop langoureux pour être honnête, il parachève l’engourdissement avec She Passed My Windows, berceuse pleurée sur un violon tiède. Deux titres plutôt narcotiques. Pour mieux tromper l’adversaire?

Quatre mesures de basse, un cri de Farfisa — le même qui, déjà, déchirait les chairs quelques minutes plus tôt. L’ultime morceau éclate en fragments tranchants, comme si Cave avait tenu la bride à ses pirates et leur offrait enfin l’occasion de strier l’album d’éclaboussures métalliques. Babe, I’m On Fire, hurle-t-il au monde, Bill Gates, George Bush, chrétiens, Vikings, Sonny Liston, Picasso, Blixa Bargeld et les autres. Que tout le monde crame en enfer, Nick Cave est en feu. Puisque l’espoir est ténu, l’envoyer au Diable. Quinze minutes d’explosions fabuleuses pour tout oublier. Tout, sauf l’essentiel: «Hit me up, baby, ‘cause I love you»!

(24heures.ch, 31 janvier 2003)