Nick Cave : Fièvre Obscure
Propos recueillis par Claude Freilich
En quoi cela a-t-il orienté votre inspiration ? Nick Cave : C'est avant tout au niveau de l'interprétation que la transformation s'est produite ; je crois que nous jouions vraiment bien ensemble. Nous avons percuté sur quelque chose et, plutôt que de faire un disque où chacun apporterait son grain de sel, nous avions cette volonté de former un ensemble d'autant que nous n'avions pas joué depuis presque un an.
Je parlais avant tout de votre approche en tant que "song writer"...Nick Cave : Je n'ai pas l'impression que ça ait changé énormément de choses, je me suis mis au travail et c'est tout. Je ne sais pas si, thématiquement, il y a eu une grande différence avec No More Shall We Part. À la base, j'écris, je fais un disque, le mets de côté et me mets à réfléchir au suivant sans trop penser à ce que je viens de réaliser. J'essaie de ne pas trop réfléchir au sens qu'il peut avoir.
Nocturama a-t-il bénéficié d'une approche préconçue ?Nick Cave : Je ne suis jamais entré en studio en me disant qu'il fallait que je fasse un disque traitant de telle ou telle chose. On a tort de croire que j'ai une démarche conceptuelle alors que je ne prends chaque titre qu'individuellement. Cet album a été conçu assez rapidement, voilà la seule différence.
Pensiez-vous plus en termes de groupe ?Nick Cave : Je crois bien que oui... Je n'ai pas beaucoup travaillé dessus ce qui, au moment de l'enregistrement, a laissé beaucoup de place aux musiciens. Il s'agissait d'un effort de groupe et chacun pouvait s'y sentir impliqué. Je crois vous avoir déjà dit lors de notre rencontre pour No More Shall We Part que j'avais eu l'impression de ne pas leur avoir assez donné d'espace car j'étais arrivé avec des arrangements déjà très peaufinés en studio.
Vous avez tenu parole donc. Au niveau des textes, et comme vous souhaitiez une plus grande implication des Bad Seeds, pensez-vous avoir composé différemment ?Nick Cave : J'avais effectivement en tête l'idée qu'il me fallait y apporter plus de texture musicale ; quelque chose qui ait un rapport avec ce que je nommerais une "aventure musicale" et qui soit de l'ordre de la spontanéité. Ce sont des éléments qui se perdent assez facilement si vous agissez comme je l'ai fait si souvent, c'est-à-dire si vous restez cloîtré dans une pièce à composer et à remettre sans arrêt une couche et une couche de matériau. Je voulais ne pas me demander ce qui allait se passer dans tel ou tel morceau, ne pas me dire : "Ça, ça doit être là, etc." Je dictais peut-être un peu trop les choses auparavant. Je crois que je ne permettais pas à un groupe aussi incroyable que les Bad Seeds d'exprimer son potentiel. Je crois que, dans le futur, je continuerai à m'orienter vers cette approche plus relâchée ce qui est déjà le cas pour l'album sur lequel je suis en train de travailler en ce moment. Nous allons jouer les morceaux et nous ne serons jamais capables de reproduire cette unique version et, à l'intérieur d'une chanson structurée, grande place sera donnée à l'improvisation.
"Baby, I'm On Fire" en est-il un peu l'anticipation ?Nick Cave : Tout à fait oui mais c'est d'abord un titre basé sur deux accords répétitifs et joués de manière véhémente. C'est vraiment le truc où l'on peut se dire : "Ils assurent un max et ils font avant tout ce qu'ils veulent." En concert un morceau comme ça ne marche pas toujours d'ailleurs. Parfois il dure juste trois minutes, au lieu des dix qui sont la durée sur disque, et vous vous dites qu'il vaut mieux arrêter les dégâts. Donc cette approche ne présuppose pas que les morceaux devront être nécessairement explosifs. L'improvisation doit se faire à l'intérieur d'une structure qui permettra aux musiciens de comprendre la chanson mais qui ne les y enfermera pas...
Et en ce qui concerne les textes ? Ceux de "Baby, I'm On Fire" sont pour le moins singuliers...Nick Cave : Je ne pense pas avoir choisi d'évoquer toute cette panoplie de personnages pour en faire des archétypes. Je ne sais pas, en fait, ce que je recherchais ; juste sans doute ce dont la composition avait besoin...
Il y a des éléments allégoriques très bibliques pourtant...Nick Cave : Je n'avais pas cela en tête vous savez. Ça n'était pas non plus de l'écriture automatique dans la mesure où rédiger ce type de texte nécessite d'y penser beaucoup. Structurellement, je suis toujours très préoccupé par la rime, l'humeur de la rime et la beauté du mot écrit. Par conséquent je n'utilise jamais de procédés tels que le Courant de Conscience. J'essaie de les rendre clairs mais de leur donner également un élément de mystère. L'équilibre est chez moi celui-ci : à la base vous savez de quoi traite la composition mais elle conserve toujours une part d'opacité.
J'ai cru remarquer que sur la plupart des titres, malgré tout ce qu'ils pouvaient avoir parfois de mortifère, le thème de l'Amour revenait de façon récurrente comme une Rédemption. Corrigez-moi si j'ai tort (Rires).Nick Cave : Il y a, thématiquement, un retour à la simplicité en effet. C'est quelque chose qie j'ai toujours possédé en moi. Je crois que cela se retrouve dans tout ce que j'ai pu écrire, de manière plus ou moins explicite. C'est pour moi le THÈME...
Lors de notre dernière rencontre vous disiez ceci plus des Femmes (Rires).Nick Cave : C'est vrai oui. Il y a l'Amour pour la Femme mais l'Amour revêt aussi beaucoup de formes.
"Still In Love" a une connotation très glauque... On ne sait s'il y a eu crime ; on dirait presque que le thème de l'Absence est évoqué, une absence pesante, oppressante...Nick Cave : C'est exact et je sais pourquoi vous pensez ceci. Ce qui m'intéressait dans ce titre c'était d'écrire à propos de toute l'information périphérique se déroulant autour d'un évènement particulier. Je voulais parler de ce qui était à la marge.
Mais cet évènement est très chargé...Nick Cave : Tout à fait mais ce qui lui donne sa charge est justement le fait qu'il ne soit pas décrit. Vous vous doutez de ce qui s'est passé mais vous ne savez pas véritablement quoi. Il y a la police, des gens ont des gants en plastique et le narrateur se situe à un endroit où il ne fait qu'observer.
Ce narrateur est détaché mais en même temps impliqué.Nick Cave : Oui. Il embrasse effectivement et de manière emphatique ce qui s'apparente à l'Amour. C'est drôle, au départ je voulais juste écrire une chanson d'amour dont l'élément central était, comme vous dites, absent...
Sur "Bring It On" vous faites référence à un jardin qui pourrait être le Jardin d'Eden dans la mesure où les textes sont assez tendus mais que vous dites néanmoins que vous allez faire disparaître toute peur...Nick Cave : Tout à fait, l'Amour est toujours pour moi rédempteur... Ce qui m'intéresse désormais c'est d'évoquer l'Eden mais un Eden qui serait en permanence sur le point de s'écrouler. Je travaille à partir de la perspective de quelque chose qui est établie et harmonieuse mais qui est très très fragile et sur le fil du rasoir. C'est assez différent de la façon dont j'écrivais cinq albums avant. Ils dépeignaient des Enfers j'imagine. Je ne veux pas trop creuser ce que cela signifie...
Sur "Right Out Of Your Hand" il y a ces belles images de vieux lion qui cède, de manger dans une main nourricière... L'amour y est presque instrument de contrôle, non ?Nick Cave : Oui, il y a cet élément de contrôle mais c'est un contrôle qui s'exerce de façon volontaire. C'est se donner complètement à l'autre, c'est aussi une réflexion sur le fait de vieillir, d'être las, ébranlé... Ce qui lui permet de se sustenter ce sont les miettes qu'on lui offre...
C'est épouvantable, non ?Nick Cave : Ce sont des miettes d'Amour pourtant. Donc, quelque part, et tout éprouvant que cela soit, il y a une image du Bonheur.
Sur "Rock Of Gibraltar" l'évocation du bonheur semble être pleine d'autodérision.Nick Cave : Il y en a toujours un fond chez moi. Je ne peux jamais assez souligner l'importance de l'humour dans ce que je fais. Je me demande fréquemment si cela se traduit bien ou non mais un pourcentage substantiel de mes compositions peut être considéré comme relevant, si ce n'est des chansons comiques, de textes animés par un gros élément humoristique.
"Rock Of Gibraltar" l'est de façon flagrante, non ?Nick Cave : Oui, c'est un titre qui utilise de manière délibérée les clichés véhiculés par le Rocher de Gibraltar tels que la force et la robustesse et les déboulonne et j'ai fait aussi des allusions à la situation actuelle à Gibraltar. C'est assez drôle et c'est le type de chansons que j'aime écrire car je m'amuse avec les stéréotypes, que les textes sont intentionnellement faibles et que les rimes, comme "honeymoon" et "moon", "Gibraltar" et "trip to Malta" sont volontairement mauvaises. J'y ai pris du plaisir et je crois bien que le Maire a joué ce morceau à la radio en le qualifiant d'hymne à Gibraltar... (Rires).
Que vous apporte l'utilisation de l'humour sur un plan créatif ou personnel ?Nick Cave : Je pense qu'on ne peut pas être véritablement sérieux si l'on n'a pas été amusant au préalable. L'humour est donc un phénomène inclusif dans la mesure où il est là pour qu'on le partage avec d'autres personnes. Très souvent des morceaux qui sont graves, tristes ou introvertis ont tendance à exclure dans la mesure où ils sont centrés sur soi-même.
Vous pensez en être dénués ?Nick Cave : Non, mais il m'arrive d'écrire de cette manière. Mais l'humour me permet de dispenser aux autres des émotions qui appartiennent à tout le monde. L'humour est un art qui vous permet de faire preuve d'humilité en vérité.
Vous vous considérez vraiment comme une personne humble ? (Rires)
Nick Cave : On essaie, on essaie... (Sourires) Je me mets souvent en situation d'auditeur et, très sincèrement, entendre parler des afflictions d'un autre ne m'intéresse pas outre mesure. Nous avons tous nos misères et le fait de rendre héroïque les siennes, de les idéaliser, d'en faire une chose romantique ou de les mettre sur le plan de la tragédie personnelle est un procédé que je déteste au niveau de la composition. J'espère, par conséquent, que l'humour permet de désamorcer tout cela.
Justement sur "He Wants You" vous utilisez une narration à la 3ème personne pour les terminer sur un "je", pas véritablement convenu mais en tout cas très bref...
Nick Cave : Absolument et cela va avec ce que je viens de vous dire. Je suis content que vous l'ayez remarqué. J'ai trouvé que c'était un procédé intéressant. Ce titre a été écrit très rapidement, presque de l'écriture automatique en l'occurrence, et c'est le genre de chose qui n'est pas coutumier chez moi. L'album était presque terminé quand j'ai conçu "He Wants You" aussi je visualisais le scénario de cette personne s'approchant, de façon onirique, de sa bien-aimée. En fait ça n'était pas sa bien-aimée mais plus exactement l'objet de son désir qui est assoupi et par conséquent a une nature "non formée". Il vient pour le pénétrer avec la puissance de son amour.
Quelle place a l'élément onirique chez vous ?
Nick Cave : J'aime beaucoup cette idée de "sommeil libre". Ça peut passer pour terriblement prétentieux quand il ne s'agit que d'une chanson mais il y a chez moi cette notion qu'aucune personne n'est réveillée correctement avant qu'elle ne soit touchée par l'amour.
Mêler rêve et amour fait relever ce dernier du domaine du fantasme, de l'idéalisation, non ?
Nick Cave : Peut-être, oui. Mais l'amour est en même temps un phénomène émancipateur, il libère votre imagination, plus exactement votre imaginaire... Oui, comme vous le disiez il a une faculté rédemptrice.
D'ailleurs, sur "She Passed By My Window" vous évoquez de façon très délicate ce que peut être une occasion perdue...
Nick Cave : Oui il y a cette femme qui passe et qui...... Je ne sais pas, ça n'est juste qu'une petite chanson... J'ai d'autres choses que je crois devoir faire...... Je travaille (Rires).
Si vous le dites (Rires).
Nick Cave : Vous savez ce morceau est aussi une allusion au fait que je travaille en permanence. C'est une occupation solitaire et il m'arrive, parfois, de la remettre en cause. Je me demande si je ne devrais pas vivre plus et travailler moins. Je m'interroge sur le fait que ça pourrait être quelque chose de plus sain pour moi. Mais ça ne reste qu'une petite chanson... (Sourire). Je l'aime bien, néanmoins.
Sur "There Is A Town" il y a cette autre question, récurrente chez vous : "Est-ce que Dieu n'est qu'un rêve ?"
Nick Cave : Avec une évolution notable je crois. Désormais j'emploie le terme "rêve", non plus dans sa teneur onirique, mais comme synonyme d'"aspiration". Je ne pense pas d'ailleurs jamais avoir remis en cause ma foi.
C'est une chanson sur le retour, peut-être le Fils Prodigue ?, à la fois nostalgique et dissonant...
Nick Cave : La parabole est toute simple. Je voulais aussi faire allusion à l'idée que les souvenirs que nous avons de notre jeunesse deviennent de plus en plus mythiques au fur et à mesure que vous vieillissez. Elles perdent de leur réalisme et acquièrent une base erronée. À quoi bon revenir sur les jours heureux de notre jeunesse. Je m'efforce donc de ne pas tomber dans le piège de l'idéalisation. Quand j'étais jeune et vivais à la campagne tout n'était pas merveilleux et je n'étais pas plus libre qu'aujourd'hui. La dissonance me permet justement de ne pas me languir de cette période.
Avez-vous perdu toute part d'idéalisme ?
Nick Cave : Non je ne pense pas. Mais je crois que pour une personne comme moi, quelqu'un qui est obligé de parler souvent de sa jeunesse, une situation d'interview a un effet dramatique sur la façon dont vous appréhendez votre vie. Vous êtes obligé d'affiner les choses, de les rendre plus simples et claires. Mais, plus vous le faites, plus vous réinventez votre passé. Vous oblitérez tout ce qui ne doit pas être cité et créez un passé qui est différent. Dans "There Is A Town" il y a effectivement de la nostalgie pour une enfance qui n'a probablement jamais existé. (Sourires)
Quelles autres sensations vous procurent les interviews ?
Nick Cave : Cela peut m'aider car, parfois, vous êtes confronté à des choses auxquelles vous êtes forcé de penser. Mais cela peut vous lasser de vos propres idées et cela vous permet d'en générer de nouvelles. Mais si vous en faites trop, cela peut ramollir votre cerveau (Rires).
(CROSSroads, juin 2003 - N° 12)