Nick Cave, retiens la nuit!

par Claude Ansermoz


photo: Keystone
 

«Nocturama» est peuplé d'obsessions,
d'amours déchus et de morts inquiétantes

Plaisirs nocturnes pour le nouvel album du crooner australien. Une perle de plus à accrocher à une carrière sublime et nébuleuse. N’en déplaise aux grincheux.

 

Un ronflement étrange et sinistre au cœur de l’obscurité. Si Nick Cave était un animal, il serait un frizé. Vers le milieu du XVIIIe siècle, en Europe, on clouait ces oiseaux nocturnes en voie de disparition sur les portes des granges pour conjurer le mauvais sort. La nuit est devenue l’environnement du chanteur australien. La chose se nomme d’ailleurs Nocturama. C’est le nouvel album d’un artiste moins prolixe qu’à une époque. Et, là aussi, la chasse aux pseudo vampires est ouverte. Avant même que l’objet soit dans les bacs, sur le net, les critiques lui plantent un pieu dans le cœur. Un pieu en forme de dénigrement déjà entre-lu lors de la sortie de son précédent album.

Nick Cave n’est donc plus à la mode. Selon les plumes trempées dans l’aigreur, il serait même «redondant, bavard et pantouflard», et ses compositions s’avéreraient «dépressives, moroses, n’allant plus nulle part». En résumé, «Cave est meilleur en théorie qu’en pratique, sa voix d’ex-punk préoccupé par l’ennui, la violence et l’entropie, ses derniers moments de brillance étant relégués aux années nonante». Même Rolling Stones enlève une étoile au poète maudit en relevant tout de même, magnanime, «qu’il sonne comme Leonard Cohen (n.d.l.r.: y a pire, comme référence) avec un meilleur groupe et une voix plus riche.»


Folie énergétique

Parfois, il est pourtant de bon ton d’être anachronique. On avait laissé le bonhomme sur les rives du magnifiquement tranquille No More Shall We Part (Mute/2001). On l’avait découvert apaisé par le mariage, les enfants et les amis. Même ses «mauvaises graines» (The Bad Seeds, son groupe) semblaient davantage pousser du côté de la verveine que de l’opium. Nick Cave, désintoxiqué au propre comme en partitions, s’avouait un peu fonctionnaire, travaillant en studio sur des compositions déjà passablement abouties. La rage au vestiaire, le cœur au foyer et l’obsession «de devenir un bon père».

Et puis Nick Cave a repris la route. Celle qui mène aux concerts. Et avec, l’envie de retravailler dans l’urgence, de remettre le danger au goût du jour: «Nous avons écrit et enregistré de nouvelles compositions au cours d’une semaine de pause que nous offrait notre tournée australienne. L’idée était de travailler à l’ancienne, quand les choses se faisaient rapidement et que cette vitesse avait le goût précieux de la spontanéité.»

Il y a donc des grains de folie énergétiques dans cet album. Une énergie qui sonne comme une réminiscence d’un passé qu’on croyait oublié. Notamment sur le sulfureux Bring it on enregistré en duo avec Chris Bailey, l’ancien chanteur et leader des Saints. Un tube en puissance. Rage aussi sur le pourtant plus dispensable Dead Man in My Bed, mais surtout sur l’incroyable Babe I’m on Fire, brûlot flamboyant d’une quinzaine de minutes, pourtant coupé au montage.

Le reste est ballades. Sublimes répits que les grincheux trouveront forcément récurrents. Ils lui permettent de reprendre son souffle, l’écoute du Cave récent nous ayant fait voguer sur des mers moins agitées. Mais que l’on ne s’y endorme pas, les compositions sont toujours aussi vénéneuses, d’un humour noir, acide et décalé. Nocturama est peuplé d’obsessions, d’amours déchues et de morts inquiétantes. Et ceux qui pensaient que Nick Cave allait finalement ne plus troubler leur sommeil de cauchemars larvés peuvent se retourner dans leur lit. Ou dans leur tombe.

(dimanche.ch, 02 février 2003)