Les illuminations de Cave
par Sophie Grassin
Dans "The Boatman's Call", son nouvel album, Nick Cave déroule 12 ballades belles et pas très gaies sur les femmes, la souffrance et le mal à l'âme. Dans son livre "King Ink", il cherche Dieu en relisant "Moby Dick". Avec "Et l'âne vit l'ange", il ose un roman faulknérien. Que de talents ! Il a un regard de fin de millénaire, un visage en papier mâché. Bref, balade un charme vénéneux qui ressemble à la beauté. Nick Cave semble toujours jaillir du Nouveau Testament ou des plages les plus sombres de Crime et châtiment. Il sort à peine de son lit défait. Une façon de marquer le décor. Australien en exil, oiseau d'ébène, ancien junkie, légende vivante, Cave publie son dixième album, The Boatman's Call (Mute/Labels) : 12 ballades magnifiques, sobres et cafardeuses où le leader des Bad Seeds évoque les femmes, la souffrance et les froissements de l'âme. « Le disque tout entier est un cadeau de Dieu, estime Cave, dont on connaît l'inclination biblique. Il a littéralement coulé de moi. » Né pendant l'enregistrement du non moins remarquable Murder Ballads (1995), The Boatman's Call - messe noire désencombrée de métaphores - dresse la chronique d'amours défuntes qui se consument encore. "Je tombe souvent amoureux. Les femmes viennent. Elles partent. Et moi, je geins." Si bien qu'à l'écoute de l'album son frère lui écrit pour lui demander : « Tu es sûr que ça va ? ». « Il ne m'avait jamais adressé la moindre lettre, sourit Cave. Le disque aura donc eu cette vertu-là. » Ces passions, Nick Cave les a souffertes. Il a payé pour les dire. Where Do We Go now but Nowhere se réfère à la fin de son mariage de Viv, l'épouse dont il a eu un fils. Imaginé sur les marches mêmes de l'église londonienne, Brompton Oratory convoque le fantôme d'une fille avec laquelle il a passé quatre mois. Enfin, West Country Girl et Black Hair semblent composés pour une Patti Smith de j'ai nommée P.J. Harvey. Un temps, et puis : « C'est ce qu'on dit, oui. » Il a fait le pacte de se taire et se tait. S'absorbe dans la recherche d'une cigarette imaginaire. Concède que P.J. et lui partagent peut-être le même goût pour l'autodestruction. La légende veut que Cave ait échappé à 19 overdoses. Il avoue soudain sa peur de la mort : « J'ai 40 ans et, lorsqu'elle me prend, j'affronte mon insignifiance. Je sais que je serai jugé. Pas sur le bien ou le mal que j'ai pu faire, non. Mais sur le potentiel que l'on m'avait confié. » L'influence des surréalistes Nourri aux sermons de l'Eglise anglicane, aux psaumes du blues et du gospel, aux versets de la Bible, Cave cite, en exergue à King Ink - un recueil de textes paru dès 1988 et traduit, depuis février, au Serpent à plumes - le Livre de Job. « J'avais envie de saluer Moby Dick, l'un des premiers romans que mon père m'ait poussé à lire. » Moby Dick ou la quête de Dieu. Comme si le cherche relevait du travail de l'artiste. King Ink - qui rassemble quelques courtes pièces inédites et la plupart des textes d'albums tels que Prayers on Fire, The First Born Id Dead, etc. - vogue de croix tachées de sang en cercueils et de corbeaux noirs en tombes édentées. Avec, au bout du compte, un désir très dadaïste de tordre les évidences. Cave a subi l'influence des surréalistes : « J'aimais leur histoire d'amour avec les mots et leur violence, même si je ne savais pas encore vers quoi diriger ma colère. » La colère, ou l'un de ses combustibles. Elle a veillé Et l'âne vit l'ange, le roman torturé, ambitieux et faulknérien de Cave. « Tout le monde me disait de laisser tomber. Cela m'a donné la force nécessaire. » Il a noirci 468 pages contre les oiseaux de mauvais augure. Et aussi contre son père : « Un homme merveilleux, mais qui n'attendait rien de moi. Son bureau débordait d'oeuvres ébauchées. » Nick Cave le décavé envisage de s'arracher, dès cet été, un deuxième ouvrage. Il a su s'inventer un univers poétique et spirituel dont il ne dévie pas. Et rêverait de vieillir comme Bob Dylan. Fidèle à lui-même, c'est à dire digne de respect. (L'Express, 20 au 26 mars 1997 - N° 2385) ... merci à Olivier P.
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