par Bertrand Dicale
L'enfant terrible du rock a sorti son nouvel album. «No More Shall we Part» est imprégné de la foi et de Dieu. Il est souvent question d'église et de prière dans ce disque. Une religiosité surprenante chez ce chanteur qui a goûté à tous les péchés qu'offre son art... Peu importe que Nick Cave s'habille entre bohème et panoplie de salaryman, que sa cravate ne soit pas du tout assortie à sa veste: le cheveu de jais, le regard plus noir encore, il semble taillé dans l'austérité. «Maintenant, j'ai un bureau, explique-t-il. Tous les jours de la semaine, j'y vais le matin, assez tôt, jusque vers six heures du soir. Je m'assieds au piano et je passe des heures à travailler. Pendant des années, j'ai passé trop de temps à souffrir sur mes disques, à les faire à la va comme je te pousse, à jeter des idées de chansons sur un petit magnéto que j'avais dans la poche, à noter à la volée un vers par-ci, une strophe par-là. J'ai perdu un temps incroyable dans cette panique créatrice, passé 90% de mon temps à m'inquiéter à propos de mon travail et 10% à réellement travailler.» Son nouvel album, No More Shall we Part (chez Mute-Labels), est le produit de sa régularité nouvelle: un disque abondant, rigoureux, animé d'une sorte de lyrisme luthérien. Il chante les tourments des âmes jetées sur l'enclume du destin, les souffrances de cœurs que l'élan déserte. A genoux, il implore Dieu et Sa pitié, la salvatrice douceur du soleil et la chaleur caressante de la communauté des hommes. Après les urgences, les grincements et les violences de ses albums d'il y a quelques lustres, Nick Cave semble, dans ces douze ballades, plus porté sur le recueillement et la ferveur, plongé dans des histoires ressemblant à de nouvelles scènes de la Bible - «ah, zut!», s'écrie-t-il quand on le lui dit. «Je ne suis pas sûr de tant parler de la foi et de Dieu dans ce disque. Simplement, je pleure le nom de Dieu.» Car il est souvent question d'église, de prière, de silence divin ou de larmes dans ce disque, comme dans ce récit d'un homme perdu en pyjama sous la pluie, pleurant tant que ses larmes rempliraient vingt bassines, que vingt jolies filles devraient venir enterrer dans vingt trous profonds (Hallelujah ); ou dans le pandémonium d'une société à la fois permissive et moraliste (God is the House ); ou encore dans la fuite d'un autre homme qui a manifestement assassiné l'amant de sa femme (We Came Along this Road )... Créations romanesques et poignantes, dépeignant toute la cruauté des pires solitudes. Chansons rock d'une splendeur de cantiques, irradiées de beauté et de désespoir. L'âge venant (eh oui, bientôt quarante-quatre ans!), Nick Cave révèle une personnalité profondément pétrie d'une religiosité qui surprend chez cet ancien enfant terrible du rock, passé par toutes les épreuves de son art - drogue, violence, alcool, hystérie, hypertrophie du moi. Enfant de l'Australie puritaine, il a aussi donné à la littérature un roman majeur, Et l'âne vit l'ange, épopée effroyable aux dimensions d'un Faulkner ou d'un Caldwell, autres écrivains élevés dans la Bible. Livre fulgurant et effroyable, dont le titre est tiré d'un verset du livre des Nombres, dans l'Ancien Testament, Et l'âne vit l'ange est toujours sans suite, douze ans après sa publication (et six après sa parution en français aux éditions du Serpent à plumes). Maintenant, l'idée d'écrire un autre livre se rapproche: «J'étais intimidé par le premier. Tant d'efforts, tant de mots, ça a tellement exigé de moi que je n'ai pas su, longtemps, si j'étais capable d'en faire un autre. Maintenant, je pense que je pourrais. Ecrire un livre, c'est aller au bureau et écrire trois pages par jour. En cent jours, on a un livre.» Chez un autre, l'équation ferait rire mais, chez Nick Cave, la boutade n'est qu'une manière polie d'avouer. Son prochain roman surgira donc sous sa plume dans ses heures d'écriture quotidienne, qui ne sont pas toujours dirigées vers un sujet ou une forme en particulier: «Très souvent, les chansons ne veulent pas dire grand-chose quand je les écris - juste des mots. Puis quand je les ai chantées une quinzaine de fois au piano, à mon bureau, elles se révèlent. D'autres chansons donnent l'impression d'être intéressantes, réussies, et perdent de leur sens à chaque fois qu'on les chante, ne veulent plus rien dire à la cinquantième fois - juste des mots.» Dans son bureau, Nick Cave a travaillé longuement les chansons de No More Shall we Part, plus proches parfois de la nouvelle que du format rock - jusqu'à sept minutes d'une densité affirmée. «J'avais envie que ce disque soit simple, humble. Mais certaines chansons ont explosé, et j'étais heureux de les laisser grandir.» Puis il a convoqué en studio son groupe, les Bad Seeds. Procédure immuable: quelques répétitions et les chansons sont jouées et enregistrées par tout le monde en même temps, comme en concert. Lui-même jouant du piano, il s'est découvert une voix plus étendue, plus librement expressive dans les sentiments: «Je devais me concentrer sur le piano. C'est peut-être pour cela que mon chant est moins lourd.» Et, maintenant, il va entreprendre une tournée qui passera par Paris à la fin mai. «En studio, nous tuons les chansons; sur scène, nous leur redonnons vie.» Ce musicien qui a longtemps incarné le caractère éruptif et dangereux du rock s'est mué lentement en un poète rigoureux - et remarquablement brillant -, considérant la création avec un réalisme presque cynique. «Je travaille pour gagner ma vie et pour faire quelque chose que j'aime entendre. Et puis, pour tout dire, être à mon bureau, jouer des dizaines de fois une chanson nouvelle au piano, ça améliore ma vie, ça la rend meilleure. Je me sens mieux, moins irritable, une personne plus agréable à fréquenter.» (Le Figaro, le 16 avril 2001) ... merci à Olivier P.
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