Vertige de l'amour

Entretien réalisé par Richard Robert

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L'amour, chez Nick Cave, se porte avec gravité, l'eau de rose tournant systématiquement en eau de boudin. Un chaos dont s'est nourri le pourtant apaisé et magnifique nouvel album The Boatman's Call, sur lequel ballades sentimentales ne riment pas avec salades sentimentales.

J'ai commencé à écrire les chanson de The Boatman's Call il y a à peu près deux ans, pendant l'enregistrement de Murder Ballads. Murder Ballads était pour moi un projet annexe, parallèle à mes préoccupations du moment. Mais nécessaire : il m'a permis de satisfaire mon côté conteur d'histoires - un penchant naturel chez moi. C'était un disque facile et rapide qui, une fois terminé, m'a permis de me consacrer à des chansons beaucoup plus personnelles. Des chansons sur ce qui passait à ce moment-là dans ma vie. J'étais alors dans un état de grande confusion. Je n'avais qu'une envie : écrire un disque sur l'amour, tout simplement. Tout processus créatif ne m'intéresse que s'il permet de parler des relations humaines, et particulièrement des liens affectifs, sentimentaux. Ca a toujours été le cas dans mon parcours, Là, beaucoup de choses se passaient dans ma vie, c'était un véritable tourbillon. Mon unique objectif était de regarder ces évènements en face et d'écrire à leur propos les chansons les plus honnêtes, les plus vraies qui soient. Des chansons qui, sans le moindre déguisement dans les textes et les musiques, éclaireraient un peu les faits et ce que je ressentais. Je trouve les relations avec les femmes extrêmement... déconcertantes. En fait, on peut dire que je ne sais vraiment comment agir dans ce contexte-là. The Boatman's Call n'exprime rien d'autre que l'envie de comprendre tout ça, un tant soit peu.

Vu sous un angle purement artistique, on peut dire que j'ai été assez chanceux. Cette période de ma vie aura été riche en émotions, en douleurs et en joies - il y avait vraiment de quoi nourrir mes chansons. Le disque parle de deux relations. La première moitié de l'album a surtout trait aux derniers instants de ma liaison avec Viv, la mère de mon fils. La seconde concerne une autre relation, qui a suivi cette rupture et qui s'est elle-même achevée assez vite. Elle a duré quelques mois avant de s'éteindre pendant l'enregistrement de l'album : les trois ou quatre derniers morceaux de The Boatman's Call ont été écrits en studio, dans les derniers jours. J'ai toujours pensé que la confusion était le terreau idéal de toute création, qu'elle était pour ainsi dire un attribut nécessaire pour tout artiste. Pour ça, l'incertitude, le doute, la perdition sont toujours plus riches que l'assurance, le réconfort. Il est bon de se rappeler que dans toute relation, il y a une quantité de zones floues, qu'il ne s'agit pas seulement d'une affaire d'amour fou, puis de lassitude et d'amertume. Il est bon de rappeler combien l'amour peut être une chose douloureuse, même lorsqu'il naît. Auparavant, les sentiments que j'exprimais dans mes chansons pouvaient dériver très rapidement vers une vision de la réalité très tranchée, en noir et blanc, grimaçante, presque "cartoonisée". Comparé à beaucoup de mes disques The Boatman's Call, lui, exprime une douleur, une souffrance et une joie très ordinaires. Avant, j'avais tendance à tout gonfler, à choisir une approche très mélodramatique, à vouloir faire un opéra de tout. Avec cet album, j'ai essayé de me restreindre. Du coup, l'ensemble est beaucoup plus humain. J'aime les sentiments mesurés, sobres, que ce disque renferme.

Dans le passé, j'ai pu croire que ma musique et ma vie n'évoluaient pas vraiment dans le même univers. Ecrire des chansons me permettait de créer un monde personnel, et qui était là pour me protéger, d'une certaine façon. Un univers mythologique, avec ses figures et ses personnages, une espèce d'Ancien Testament où les forces du Bien et du Mal se rencontraient, s'affrontaient, se mêlaient. The Boatman's Call, lui, fonctionne totalement en dehors de ce monde-là. Je suis revenu à la réalité, là où les hommes eux-mêmes sont à la fois le Bien et le Mal, prétendent à l'un comme à l'autre, sont blessés, aspirent à un peu de confort. Je suis revenu sur terre et je n'arrive pas à le croire. Je me suis débarrassé de tous les symboles qui émaillaient habituellement mes textes. Je me suis voulu aussi nu que possible. Seules les images religieuses sont restées ici et là. Mais je n'ai pas voulu faire de l'amour une simple affaire de Bien et de Mal. De toute façon, même l'histoire du Christ va bien au-delà de cela. La religion catholique a centré tout son discours autour de ça, de telle sorte que la Bible devienne une espèce de manuel des comportements humains. Mais l'histoire du Christ, pour moi, c'est l'histoire de l'homme, qui doit sans cesse lutter, essayer d'être libre, libéré des diktats moraux que d'autres tentent de lui imposer. Le Nouveau Testament parle à mon avis surtout de libération de l'esprit, d'imagination, d'inspiration. Quant à l'amour, c'est surtout sous certains aspects une forme de folie, qui peut nous propulser dans les sphères les plus élevées comme dans les gouffres les plus sombres. Un état où l'on peut supporter des blessures incroyables, que personne ne peut comprendre, que l'on doit assumer et vivre seul.

Le registre musical, très intime, s'est imposé aussi au moment de l'écriture. C'était pendant le mixage de Murder Ballads - dans l'élaboration d'un disque, c'est vraiment l'un des moments que j'aime le moins : je n'ai pas la patience de rester assis là à écouter ces putains de chansons. Alors, pendant que Mick Harvey mixait l'album, je m'échappais régulièrement dans un studio voisin. J'ai écrit beaucoup de textes et de musiques dans ces conditions, dans une ambiance très intime, avec des moyens très limités - rien qu'un piano et moi. J'ai pris ces bandes avec moi et dans les semaines qui ont suivi, je les ai beaucoup écoutées. J'aimais leur son, leur ton très personnel. Quand nous avons commencé à travailler sur The Boatman's Call, j'ai apporté cette cassette en disant aux autres "Voilà comment je voudrais que cet album sonne." Il fallait des chansons comme celles-là, intimes, simples et confuses.

Il m'a toujours été difficile de présenter des chansons au groupe. Je ne sais jamais si ce que je leur apporte contient beaucoup d'imperfections, voir de nullité. L'avais des Bad Seeds a toujours compté, je les prends tout de suite au mot lorsqu'ils me disent que telle ou telle chanson est vraiment une merde. Alors avec celles-là, forcément, c'était encore plus difficile... C'était assez délicat parce qu'ils savaient ce qui passait dans ma vie. Rien de plus gênant que de s'asseoir devant ses amis et de leur chanter sa douleur. C'est aussi embarassant pour eux que pour moi. Les Bad Seeds ont une nouvelle fois montré toutes les qualités que je leur connaissais, je les aime vraiment. Après une journée de travail, chacun savait déjà très clairment son rôle, sa participation sur chaque morceau. Blixa Bargeld pouvait écouter une chansons et dire "Inutile que je joue sur celle-là, elle parle sans moi." Pour moi, pour le groupe, c'est une chance de pouvoir compter sur une telle lucidité, une telle pertinence et une vision aussi humble de la musique. Nous avions un objectif qui dépassait nos egos de musiciens : rendre ces chansons les plus justes possible. Black hair, par exemple, a fait l'objet de plusieurs versions, dont une avec la groupe entier. Finalement, elle apparaît sur l'album sous une forme très dépouillée - un accordéon et ma voix. Nous l'avions enregistrée comme ça, sans préparation, et l'avons gardée telle quelle, sans refaire de prises. Beaucoup d'autres chansons, comme Into my arms, ont été jouées live. C'est quelque chose que nous avons appris avec Murder Ballads, et qui à mon sens en fait le charme. The Boatman's Call en découle mais à sa façon, avec beaucoup plus de mesure et de lenteur. Ce que j'apprécie le plus dans ces morceaux, c'est leur calme. Ils ne reposent pas sur du volume, ils n'en ont pas besoin. On se sent donc plus libre qu'avec des instruments électriques. Là, il suffisait de regarder ces chansons en face, de voir ce qu'il fallait leur donner et d'oublier tout le reste, d'éviter de tomber dans la tentation des effets, de l'habillage.

Depuis The Boatman's Call, je n'ai composé qu'une chanson, pour un film, qui revient à une forme d'écriture très narrative, fictionnelle. J'ai toujours cette pulsion, cette envie de raconter des histoires. J'ai plus de facilité dans cette veine-là, j'aime le langage que l'on peut utiliser, la liberté que l'on y gagne - pas besoin d'avoir à transcrire les faits tels qu'ils se sont déroulés, puisqu'ils n'ont jamais eu lieu. J'aurai également toujours envie d'écrire des chanson plus violentes, moins retenues. Le futur est pour l'instant totalement flou. Depuis des années, ma musique n'a fait que se diriger lentement vers The Boatman's call. Il y a là comme une conclusion - ce qui est assez effrayant. Aujourd'hui, je n'ai nulle part où aller, aucun chemin à prendre. Je suppose que je conserve ainsi toutes les chances de me confronter encore aux côtés les plus bruts, les plus frustes de l'existence.

(Les Inrockuptibles, du 5 au 11 mars 1997 - N° 94) ... merci à Jo-Anna