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par Stéphane Deschamps

Entamée entre Cohen et chaos, poursuivie entre Berlin et Brésil, l'œuvre discographique de Nick Cave retrouve finalement Cohen sur sa route cabossée. Inventaire en onze étapes d'un parcours combattant, aux blessures toujours intactes.

Franchement peu glorieux, l'acte de naissance artistique de Nick Cave remonte à 1979. Chanteur du groupe punk australien The Boys Next Door, Nick Cave clôt l'anecdotique album Door, door par une ballade qu'accompagnent un piano, un violon synthétique et des chœurs masculins. L'orchestration a bien vieillie mais la mélodie est de celles qu'écrira Nick Cave dans ses vies futures. Il vient d'en prendre pour vingt ans. Par ailleurs calqué sur le modèle de l'after-punk anglais, cet album vaut pour le line-up (futures mauvaises graines, Mick Harvey et Rowlan en sont déjà) et la voix de Nick Cave mi-apeurée mi-grandiloquente, en pleine mue. Si Door, door est l'acte de naissance de Nick Cave, Hee haw est son premier cri. Sorti en Europe sous le nom de The Birthday Party, ce maxi cinq titres inaugure un deuxième acte qui constitue l'une des aventures punks les plus gore de l'époque. De 1980 à 1983, entre Melbourne, Londres et Berlin, The Birthday Party réinvente le punk-rock en lui injectant beaucoup de blues dans les veines. Groupe psychotique, déboussolé, terroriste, autodestructeur, The Birthday Party nage dans la dope, recrute Blixa Bargeld, croise Lydia Lunch et éjacule une pléthore de disques qu'on a encore peur d'écouter aujourd'hui. En 1983, terrassé par la mort du bassiste Tracy Pew, The Birthday Party devient The Cavemen, court intermède sans discographie qui assure la transition vers la carrière solo de Nick Cave.

From her to eternity (1984)

A peine sorti de la tornade punk (The Boys Next Door, Birthday Party, The Cavemen), Nick Cave ouvre son premier album par une reprise de Leonard Cohen. Question de lucidité: pourquoi être punk quand on peut êtr Cohen ? Nick Cave aspire à l'élévation, mais il trouve encore l'inspiration chez les maîtres à libre-penser de la new-wave comme Captain Beefheart. Alors peu porté sur le songwriting, Nick Cave joue un blues industriel hautement perturbé ,en pleine crise d'épilepsie. Déjà obsédé par les thèmes bibliques, il est un prêcheur en camisole de force. La contention de l'emphase crée une musique de furie froide sur un album schizophrénique, entre grand calme inquiétant et convulsions rétrospectivement un peu inoffensives.
Sur la réédition CD de l'album, on trouve la version de From her to eternity que Nick jouait dans Les Ailes du désir. Remerciements éternels au prof de français qui, à l'époque, avait traîné sa classe à une projection du film. 

The First born is dead (1985)

Disque initiatique. Les notes de pochette, qui présentent chaque chanson à la façon des anciens disques de blues, montrent un Nick Cave immergé jusqu'au cou dans le bouillon de culture fondateur de l'Amérique - les récits d'évangile, la naissance d'Elvis et la mort de son frère jumeau, le blues dont Nick reprend quelques thèmes. Pour aller de Berlin à Tupelo, il a traversé des champs de cailloux où travaillaient des forçats (ceux qui, dans la chanson Knocking on Joe, se brisent les membres pour échapper au labeur). Comme dans la musique indus, le martèlement des outils donne la cadence. On connaît la part de théâtralisation dans cet univers délimité par La Nuit du chasseur et Le jour du Seigneur, mais on voit que le rideau est en lambeaux et que les planches sont celles, moulues, du perron d'une bicoque hantée du Mississippi. The First born is dead est un vrai grand album de gospel-blues expérimental qui flanque les pétoches. Quand, au début du disque, Nick Cave chante que l'orage gronde dans le lointain, l'auditeur sent les premières gouttes. Plus loin, il errera sous le déluge. Son meilleur disque de blues.

Kicking against the pricks (1986)

Disque hommage. Parce qu'il lui doit beaucoup, Nick Cave a des comptes à régler avec la musique américaine. Kicking against tbe pricks est un album de reprises. Album à risques. Comment oser jouer All tomorrow's parties sans Nico ? Comment passer de la musique de jeunes (punk, indus, new-wave) à la musique qui ne vieillit pas (Roy Orbison, Johnny Cash, Leadbelly, tous trois repris sur l'indispensable maxi The Singer qui accompagne l'album) ? Nick Cave pense aux fondations, mais il soigne aussi les finitions. Tour de force: Kicking against the pricks ne sonne jamais comme un album de reprises. Comme un chapelet aux grains usés par les doigts du fervent, cette musique devient celle de Nick Cave. Il impose sa griffe et fait mieux que s'affranchir des mythes de la musique américaine : il entre dedans.

Your funeral, my trial (1987)

On l'avait laissé au saloon, on le retrouve au cabaret, toisant son public depuis un tabouret de bar qui tangue. Nick Cave est l'emblème du no man's land berlinois, le vrai héros des Ailes du désir. Avec The Carny, thème majeur du film de Wenders qui rappelle aussi Freaks de Tod Browning, Nick révèle sa vraie nature : celle d'un dompteur d'émotions fortes, d'un Monsieur Loyal qui aime les bêtes sauvages et les funambules, mais pas les clowns. Les caresses de Nick Cave ressemblent encore à des claques. Fébriles et incisifs, les Bad Seeds jugulent la tension. Meilleur groupe de ballades violentes depuis le Velvet.

Tender prey (1988)

Ici, pas de reprise mais un morceau phare - City of refuge - très librement inspiré par I'm gonna run to the city of refuge, titre enregistré soixante ans plus tôt par un génie certifié : le bluesman Blind Willie Johnson (dont l'écoute des œuvres complètes est très fermement recommandée). Toujours écartelé entre l'énergie punk et la sagesse des folk-singers, Nick Cave s'épanouit et développe une syntaxe musicale à la 1a fois cohérente et très élastique. Joué en roue libre Tender prey est un impressionnant numéro d'équilibriste où l'on entend le plaisir que cet homme prend à chanter, à composer des mélodies qui chez d'autres - moins mal lunés, moins tordus, moins mauvaises graines - seraient devenues des tubes de pop loukoum (Slowly goes the night). Un crooner sommeille en lui, dans les bras de la bête. En 1988, auriez-vous laissé votre petite sœur sortir avec Nick Cave ?

The Good son (1990)

Cette fois, c'est pour de bon : Nick Cave fait son Elvis, son chanteur de charme. Sur la pochette, superbe d'humour et de perversité, il pose au piano, entouré de nymphettes en tutu. Très drôle. Nick Cave s'est installé au Brésil. Le mur est tombé. Fin de la période berlinoise, sortie du purgatoire, Nick Cave chante pour les anges. La cassure est nette et tendre, Nick a fait la paix avec lui-même, avec ses nerfs. Dans un magnifique coltard, il écrit ses meilleures chansons et drape la mélancolie dans des ondoiements orchestraux. Les Bad Seeds capitonnent leurs instruments et font des chœurs d'hommes tranquilles. La violence semble étouffée, anesthésiée par ces envolées de cordes à la fois alambiquées et fluides. A l'éréctocapillomètre - test qui permet de mesurer la qualité d'une musique au nombre de poils quelle dresse sur les bras de l'auditeur -, The Good son atteint des sommets. On traverse ce disque comme un songe capiteux, en apesanteur et dans un état de béatitude avancé. La nuit, dans les cimetières de la vieille Europe, des jeunes vêtus de noir et coiffés comme certaines petites races de chiens ricanent et jettent des sorts à Nick Cave, ce chanteur new-wave qui a trahi la cause pour devenir chanteur de charme. En 1990, auriez-vous laissé votre petite sœur refuser de sortir avec Nick Cave ?

Henry's dream (1992)

Après l'envapé chef d'œuvre The Good son, Nick Cave a le réveil brutal. Henry's dream est d'abord haletant, exaspéré, congestionné, terre à terre. Fausse piste : plus loin, Nick affine son goût pour les arrangements de cordes (When I first came to town) ou les pop-songs crépusculaires (Straight to you). Bilan : Nick chante de mieux en mieux et vit un peu sur l'acquis. Ni décevant ni surprenant, Henry's Dream est une machine bien rodée, parfois réglée sur pilotage automatique. Houleux, dense et représentatif des diverses facettes de Nick Cave - romantisme lyrique et violence sourde -, cet album souffre pourtant d'une production sans relief. Comme un très bon film vu sur une toute petite télé.

Live Seeds (1993)

Le complément indispensable à la discographie studio de Nick Cave. Pour rappeler que les Bad Seeds sont d'abord de vraies bêtes de scène, qui travaillent sans filet. Capables de déclencher des tempêtes. Vachement bien habillés. Trop rares chez nous. A la fois Iggy Pop et Leonard Cohen, Nick Cave réussit sur scène la synthèse entre des pôles opposés du rock. Grotesque, mais classe. Puisées dans toute la discographie du groupe, les chansons de Live Seeds rappellent ce qu'on savait déjà : en huit ans, Nick Cave s'est créé un répertoire d'une rare cohérence. Une œuvre.

Let love in (1994)

Sur la pochette, Nick Cave pose torse nu. Pas pour concurrencer Iggy Pop, mais parce qu'il fait drôlement chaud sur Let love in. La basse est moite, presque dub, mais le son métallique. Sueurs froides - Nick Cave joue sur les contrastes, entre neurasthénie voluptueuse (ces ballades qui permettent d'apprécier la nuance entre liquoreux et sirupeux) et poussées de fièvre délirante où, comme autrefois, les Bad Seeds jouent à se faire peur. Let love in est une plante tropicale qui aurait poussé sous la lumière d'un néon et se languirait du soleil. Pour l'heure, le soleil se couche et crée des ombres grotesques et poétiques dans l'univers de Nick.

Murder ballads (1996)

L'album de la victoire. Hier, Nick Cave squattait une mythologie retaillée à son gabarit. Aujourd'hui, il n'a plus besoin de tueurs en série, c'est lui qui invite ; sa sœur jumelle PJ Harvey, Kylie Minogue avec qui il décroche enfin un tube, la vieille copine Anita Lane, Shane McGowan (déjà croisé sur une reprise fabuleuse de What a wonderful World), Eros et Thanatos. Nick Cave sait recevoir. Les Bad Seeds jouent mieux que jamais, sobrement audacieux, baroques sans ostentation. La musique de Nick Cave y a gagné une patine, perdu ses angles les plus durs. Il se rêvait Leonard Cohen, il finira Johnny Cash, metteur en scène au style trop riche et personnel pour qu'on puisse parler d'autoparodie ou de redondance.

The Boatman's call (1997)

"Now the storm has passed over me, I'm left to drift on a dead calm sea" , chantait Nick à l'époque de Let love in. Ce pourrait être la devise de The Boatman's call. Plus discrets et justes que jamais, les Bad Seeds dérivent sur la mer de la tranquillité, mer d'huile qui reflète des rides d'homme sage sur le front du chanteur. Sur un tempo unique - celui, feutré, qui avait enchanté The Good son, Nick Cave chante des ballades d'ébène et semble faire ses adieux à la scène (la représentation, 1es coups de gueule). Jadis jeune punk excessif (Birthday Party), voire disgracieux (The Boys Next Door), il est devenu un pur songwriter. Dans la discographie de Nick Cave, long cheminement vers l'épure, chaque nouvel album permettait de réévaluer le précédent. Ici, il boucle la boucle : quinze ans après la reprise d'Avalanche qui ouvrait From her to eternity, Nick Cave n'a jamais été aussi proche de Leonard Cohen.

(Les Inrockuptibles, du 13 au 19 mai 1998 - supplément au N° 151)