D'une Amérique apprise dans les disques et les livres, l'écrivain Nick Cave a tiré un imaginaire plus cru que nature. Dans ses textes et son roman, il conjugue démons et des mots avec l'habileté du bonimenteur et la souplesse du serpent. Nick Cave écrit l'Amérique avec la justesse sans faillle de ceux qui n'y ont jamais mis les pieds. Dans les textes de ses chansons comme dans son roman, il s'est approprié un territoire aussi précis qu'imaginaire, circonscrit à un Deep South de cauchemar, entre bayou maléfique et montagnes bibliques, sous le regard avide d'omniprésents corbeaux et le double patronage de saint Huck et de saint Elvis - mais un Huckleberry Finn vieilli, échoué, déchu, un Elvis messianique et pourtant hanté par son jumeau mort-né. On dirait le Sud, sur son versant le plus grotesque, celui des prophètes millénaristes, des pactes avec le diable, des étreintes consanguines et des crimes passionnels. C'est la veine des Cormac McCarthy, Harry Crews, Barry Hannah parfois, ou avant eux d'une Flannery O'Connor : Old Nick s'y meut avec la souplesse d'un serpent, heureux de trouver un paysage fantasmatique à la mesure de ses démons, se rêvant sans doute tantôt en prêcheur habité, tantôt en montreur de foire - à mi-distance avouée de La Nuit du chasseur et de Freaks, du Malin et du Charlatan. Dans les deux cas, c'est aussi un portrait de l'artiste en bonimenteur : il serait vain de lui reprocher le caractère frelaté ou appliqué de ses obsessions car, au même titre que Tom Waits, on a affaire à un conteur - et, au demeurant, ses contes font effectivement froid dans le dos. Ainsi les Murder ballads sont elles traversées tout entières d'un rire moins ironique que sardonique ; ainsi les concerts voient-ils son guitariste Blixa Bargeld ("l'homme le plus beau du monde (... ), un Christ au Calvaire, les poings sur les hanches) endosser le rôle du père de The Weeping song, puis jouer les doublures de... Kylie Minogue (Where the wild roses grow), pour d'improbables duos dont les chansons sortent grandies ; ainsi Deanna, chanson de tentation et de perdition, peut-elle incorporer une citation du gospel Oh happy day. Ainsi, enfin, le roman Et 1'âne vit l'ange exhibe-t-il une préciosité lexicale un brin narquoise qui sied à son narrateur aussi muet que surhumain. Car Nick Cave est aussi étranger à sa langue, qu'il écrit avec une gourmandise d'autodidacte pour les mots rares, les archaïsmes et l'hyperbole - et donc étranger à son temps, ne revendiquant comme modèles que la Bible du roi Jacques et le blues du Delta. Tout, chez lui, est en l'occurrence affaire de mythologie : reprendre l'image de la route fourchue où Robert Johnson joua son âme, surenchérir sur la geste sanglante et crue de Stagger Lee, ajouter sa pierre au panthéon des saints (Christina the astonishing), faire le lien entre le Déluge selon John Lee Hooker et la Nativité d'Elvis (Tupelo), entre Jésus et les extraterrestres (dans le morceau anonyme, enregistré avec les Dirty Three, et dissimulé au début de la compilation Songs in the key of X). Sans jamais perdre de vue que le mythe est avant tout un exorcisme, l'expression acceptable de ce qui possède : la cruauté, le remords, le désir inassouvi (sommets voyeuristes de From her to eternity et Watching Alice), les fantômes intimes. La provocation un brin potache des pièces en un acte irreprésentables, de la période Birthday Party/Lydia Lunch, a donc fait place au trouble infiniment plus grand distillé par les ballades récentes du Nick Cave crooner. Là encore, le lyrisme est bridé par une volonté de s'en tenir au plus près de l'archétype : la rivière est toujours bordée de saules, la femme-enfant vouée à la mort et les rimes aussi prévisibles qu'inexorables. C'est pourtant dans cette stylisation qu'il parvient à rejoindre la vérité de ses modèles, ceux qu'il reprenait dans Kicking against the pricks, son meilleur autoportrait, son masque le plus transparent. Et c'est ce détour, ce long chemin qui lui permet sans doute aujourd'hui d'arriver à la nudité poignante des aveux de The Boatman's call, mais aussi d'offrir une vision goguenarde de ses propres funérailles (Lay me low) et d'aller au bout de ses hantises : celle d'un déchirement entre le Bien et le Mal, inscrits à même la chair (comme on a une femme dans la peau) en tatouages indélébiles. Jusqu'à offrir la chanson définitive sur l'ubiquité du Démon : ce Red right hand qu'on a cessé depuis d'entendre de part et d'autre, de X-files à Scream, mais qui de toute façon a sa place partout où souffle l'esprit de Caïn. (Les Inrockuptibles, du 13 au 19 mai 1998 - supplément au N° 151)
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