King Ink

par Lise Deleuse

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Rare exemple de transition réussie entre songwriting et écriture, King ink prouve aussi qu'un disque peut se lire.

Avec King ink, recueil de textes en prose enrichi de paroles de chansons tirées des premiers albums de Nick Cave (de Prayers on fire à Your funeral, my trial ), on parcourt une très grande bibliothèque et on passe quelques bonnes soirées à la Cinémathèque. Intrigante, la verve d'un jeune bourgeois australien embellissant dans son œuvre l'Amérique de ses rêves ­ un peu à la façon du Gainsbourg de Je t'aime moi non plus, le film. King ink, c'est une plongée dans les tréfonds du gothique sudiste. Beau brassage de mythes, mêlant en une même chanson (Saint Huck) un héros de Mark Twain et le roi du rock'n'roll (Saint Huck-a-Saint Elvis), tous deux fils du Mississippi, "The mighty ol'man river". Presley, obsession chérie de Nick Cave, refait surface dans Tupelo, au confluent d'un boogie lancinant de John Lee Hooker et d'une tragédie familiale : The First born is dead évoque le jumeau mort à la naissance d'Elvis, Jesse Garon Presley. Ici, les légendes fricotent allégrement ensemble, qu'elles soient de celluloïd, de vinyle ou de papier. Incroyable festival du film fantastique : les mains tatouées de The Mercy seat convoquent le prêcheur de La Nuit du chasseur ; le garçon-chien, l'homme-tronc et l'homme sauvage (terme un peu faible pour rendre la saveur de "geek", soit "taré avaleur de têtes de poulets vivants pour cirque ambulant" ) de The Carny renvoient au fabuleux Freaks de Tod Browning ; l'accident final d'Hooligan klaxon d'or a des relents d'érotisme dignes de Cronenberg via le Crash de J. G. Ballard. Dans ces chansons musquées, le mélodrame vire volontiers au grand-guignol, une langue bariolée pimente les thèmes récurrents du martyre et de la sainteté. Cave apprécie les images tirées des Evangiles (Well of misery) autant que l'argot maritime (Cabin fever) ou la savoureuse langue vernaculaire des Noirs du Sud, dont il capture impeccablement les rythmes chaloupés (Blind Lemon Jefferson, impressionnante variation en prose sur une chanson inspirée par un bluesman aveugle, mentor de Leadbelly, l'assassin musicien). Partout, la transgression, le sexe et, surtout, le meurtre. Racial dans Blind Lemon Jefferson, qui louche du côté des Confessions de Nat Turner de William Styron ; à la mode du Far West dans Wanted man, condensé galopant des meilleures chansons de Johnny Cash, Marty Robbins ou Merle Haggard. Méchantes collisions, Nick Cave franchissant allégrement les lignes jaunes habituellement tracées entre les genres. Dans Swampland, Cormac McCarthy serre la louche de Tony Joe White. Dans King ink, Franz Kafka ("Il se sent comme un insecte et il hait sa carapace pourrie") rencontre inopinément Frank Capra (What a wonderful life) ­ télescopage typique d'un jeu acrobatique sur les contrastes rigolos, qui font passer quelques pilules amères. Reste la traduction. On garde le cuisant souvenir du massacre dont fut récemment victime un des maîtres de Nick Cave, Lou Reed. Pour King ink, les flamboyances hallucinées de Nick Cave ont droit à une traduction soignée, même si dans Release the bats rendre "sex vampire" par "sexe vampire" plutôt que par "vampire sexuel" peut laisser songeur. On attend déjà la suite, les éditions anglaises Black Spring Press s'apprêtant à publier un King ink II, incluant la période qui va de Tender prey à The Boatman's call ainsi qu'un essai sur le langage de la Bible.

(Les Inrockuptibles, du 12 au 18 mars 1997 - N° 95)