The Good Son

par Jean-Daniel Beauvallet

Jim Morrison racontait une histoire. Enfant, il se promenait sur une route lorsqu'il vit un accident de voiture dans lequel venait de mourir un chef indien. Jimbo s'imagina alors que l'âme su Sioux s'était emparée de son corps et qu'elle vivait désormais en lui. Nick Cave croit certainement lui aussi à la réincarnation. Terre d'asile sans ségrégation, sa carcasse accueille une invraisemblable kyrielle d'âmes, volées au mort comme au vif, de Presley à Cohen, de Tom jones à Orbison. Bagerre générale, tempête intérieure, chacune parvient à son tour à imposer sa voix, couvrant parfois celle des autres. Mais le plus souvent, elles hurlent à l'unisson, brouhaha unique et contre-nature. Car il existe, chez Nick Cave, deux clans résolument distincts et en conflit permanent. Ici, le noir est noir et le blanc est blanc, pas de place pour les demi-teintes lâches. Sur Tender Prey, cette lutte intestine avait son cri, Watching Alice, équilibre parfait du plaisir et de la douleur : la mélodie ensorcèle mais la folie rôde. Comme pour Milou ("Tintin au Tibet", page 19), il existe en fait deux Nick Cave. Un Nick Cave bleu - le Bien - et un Nick Cave rouge - le Mal. Jusqu'à présent, le Bleu ne parlait jamais seul, tiraillée par les pieds qu'il était par son rouge alter ego. Jusqu'à finir en enfer, l'an passé, lessivé par l'héroïne. A force de singer Elvis, Nick Cave finit par incarner le mauvais fils de In the ghetto jusqu'au mimétisme : ne restait plus alors qu'à mourir. Le Rouge, ravi de son emprise, savourait déjà sa victoire. Mais le Bleu se souvint, dans la même chanson d'un refrain. "People don't you understand, this child needs a helping hand or he's gonna grow to be a angry young man someday". Ce sera, à la dernière minute, le chemin de la rédemption pour la mauvaise graine, le miraculeux happy ending. On laisse alors au diable ce qui lui appartient - les drogues et le rock'n'roll suicidaire - pour remonter en pleine lumière, trouver la sérénité. Les esprits chagrins regretteront les tiraillements, la tension et la folie qui agitaient, tornades douloureuses, les chansons de Nick Cave. Voyeurs morbides, ceux-ci auraient dévoré jusqu'au dernier soupir la chute de l'échalas, trop heureux d'ajouter un martyre à leur inutile collection. Mais Nick Cave ferme la porte à un passé sangsue pour un exil cathartique loin de la tentation. Ce sera le Brésil. Et lui sera désormais le Bon Fils. Un faux sage, toujours en dérapage, glissant swamp dès que la mélodie s'enlise dans la mièvrerie (The Good son, jamais loin du The End de Morrison ou The Weeping song, où la brute et le truand flinguent Ennio Morricone). Mais un vrai disque apaisé, nu et solennel, violemment calme. Un album caressé par la chaleur de la lumière, fuyant tête basse l'obscurité complice d'hier, bercé d'amour et de quiétude découverte. Après tant d'années gâchées, le fils rentre à la maison. La voix tremble et le cœur pleure. On ne parle qu'à mi-voix, tout est dit par les silences. Dans le ghetto la mère ne pleure plus. Nick Cave a choisi la vie.

(Les Inrockuptibles, avril-mai 1990 - N° 22)