Henry's Dream

par Christian Fevret

Tout le monde en parle, personne n'ose le fameux album de reprises, cette arlésienne des musiciens. Sauf Nick Cave, qui enregistre Kicking against the pricks en 86. Expérience déterminante, voire salvatrice, puisque c'est en se frottant à ses aînés que sa musique devient adulte. Il y bouscule une collection d'influences hétéroclite, de John Lee Hooker à Roy Orbison, de Johnny Cash à Tom Jones, de la chantilly de Something's gotten hold of my heart aux viscères de Hey Joe. Mais avec une ouverture sur Muddy Water, l'ancien casseur fou de Birthday Party et des Boys Next Door officialise avant tout ses liens de filiation avec cet aïeul vampirisé tout au long de l'album : le blues. Du blues, Cave ne veut pas la carcasse musicale, mais le sang. L'âpre vérité, la douleur et les pulsions animales, le langage religieux paillardisé, les thèmes et les personnages, cette mythologie née des réalités vécues par des tordus aux itinéraires tortueux. Robert Johnson, Leadbelly, Blind Lemon Jefferson. Conteur d'histoires ou chanteur de rue, pianiste de bordel ou musicien ambulant, aveugle ou meurtrier, tous coureurs de jupons et bagarreurs. Parias noirs dans une société blanche, marqués par le destin, morts d'amour ou morts de froid. Des types guidés et magnifiés par leur instinct, pour lesquels vivre sa musique n'était pas une pose romantique mais une fatalité ('What a wretched life/I was doomed from the start'). Un monde rêvé pour un Nick Cave fasciné par la violence, physique ou spirituelle, des images et de mots.

Ses comptes avec l'ombre tutélaire du blues réglé, il plonge d'autant plus aisément ses héros dans son autre source d'inspiration majeure, plus formelle celle-là : une culture européenne préoccupée d'esthétique, qu'elle soit de sensibilité germanique ou latine. Cabaret, kammerspiel, dramaturgie baroque. Les albums suivants, Your funeral…my trial, Tender prey et The Good son, donneront toute liberté à des chansons nées du choc - et non du mélange - de deux mondes : le bayou parcouru par Kurt Weill, les bouseux de John Ford baignés dans le surréalisme, le puritanisme protestant peloté par Fellini, les souris et les hommes de Steinbeck mis en scène par Buñuel. En regardant ses ancêtres dans le blanc des yeux, Nick Cave s'affranchit définitivement, sa musique perd tout complexe envers eux. Dans le même mouvement, il ne tente plus de vivre dans une existence de déglingue factice ses fantasmes de loser romantique, il les chante. Impossible de tricher : il n'est pas et ne sera jamais bluesman, mais juste un blanc apatride et cultivé dont la chair a été irriguée de sang blues par le Saint-Esprit. Il ne doit pas aborder ses influences frontalement. L'habileté, le don et une intelligence à les aborder de biais. Il en évite les poses tout en atteignant le cœur, s'approprie le fond sans avoir de comptes à rendre à la forme. Cette extraordinaire capacité à se tenir à distance lorsqu'il plonge corps et âme lui permet de réussir le mélange huile et eau dont la plupart des groupes sont incapables : les couilles et le cerveau, le charnel et le cérébral.

Des qualités qui se combattent ou se neutralisent si souvent dans le rock, qui s'enrichissent mutuellement chez lui. Voilà peut-être pourquoi le personnage d'une chanson de Nick Cave ressemble tant à sa musique : une brute vue par l'intelligence et la finesse d'un regard.

Depuis Kicking against the pricks, chaque album épure le mélange. Ainsi, plus encore que ses prédécesseurs, Henry's dream se débarasse du verbiage provocateur avec lequel Nick Cave faisait le malin : constructions absconses, figures de style, jeux de mots, blasphèmes puérils. L'imagerie religieuse n'est plus convoquée pour être violentée mais à seule fin de langage, sa fonction est purement narrative (Christina the astonishing). C'est autant d'épaisseur et de vérité gagnées par des personnages à chair crue, livrés plus que jamais à leurs instincts. L'appétit sexuel pousse le voyou de John Finn's wife au meurtre à l'arme blanche ('John Finn's wife/With legs like scissors and butcher's knives'). La ballade de Loom of the land ressemble à un Quai des brumes du Midwest ('And the wind it bit bitter/For a boy of no means/With no shoes on his feet/And a knife in his jeans') dont chacun des deux amants ne trouve le salut que dans le corps amoureux de l'autre ('My hands they burned/In the folds of her coat/Breathing milky white air/From deep in her throat'). Le vagabond de When I first came to town, rejeté de ville en ville par les rumeurs et la suspicion, étranger où qu'il aille au point de se voir fermer les portes des claques, sert de bouc émissaire à la mauvaise conscience de l'américain moyen ('I search for the mirror/And I try to see/Why the people of this town/Have washed their hands on me') et rumine sa vengeance.

L'épure, c'est autant de profondeur de champ gagnée par des Bad Seeds héritiers de l'acoustique rêche du blues, rugueux et volubiles comme jamais. Plus lumineuse et moins défiante envers les harmonies, leur musique a renoncé à la tentation du chaos. Elle s'avoue moins farouche, mais redoute toujours comme la peste l'embourgeoisement, cette satisfaction du confort et de la quiétude qui pointaient sur The good son d'il y a deux ans. Alors le Cave se rebiffe, se monte le sang à la tête, se déstabilise, titube volontairement, cherche le croche-pied, violente son groupe et son chant pour les remettre sous tension - à son paroxysme sur l'extraordinaire I had a dream, Joe. Si équilibre il doit y avoir, c'est à condition d'instabilité.

La quête perpétuelle, le fait qu'il ait tâtonné sans trouver sa voie d'entrée et la volonté, voire la certitude de toujours chercher ; le don de digérer la culture primaire du rock et de ses ancêtres, puis de la regarder avec l'intelligence de la littérature. Tout cela pourrait expliquer, s'il le fallait, l'ingénuité préservée d'un gars à l'exacte image de sa musique : complexe et ambivalent, mais fort de quelques lignes directrices épurées. Ressembler avec une absolue fidélité à sa musique, c'est sa manière de la vivre. Elle fait de Nick Cave un cas de longévité unique, avec cinq albums successifs du même tonneau. Toujours surprenants, passionnants et nourrissants, car grands ouverts à l'auditeur malgré leur richesse : afin de protéger la chair des chansons et des personnages, il a banni l'analyse et la psychologie, n'a pas fouillé leur démarche intérieure. A nous de combler les vides et les blancs.

(Les Inrockuptibles, mai 1992 - N° 35)