Let Love In

par Stéphane Deschamps

Marié, père de famille, versé dans la chanson douce, gratté sur son propre terrain par les Tindersticks et la marée noire américaine, Nick Cave a fait un temps figure de préretraité. Un temps. Les pochettes de The Good son ou Henry's dream le mettaient en scène comme un acteur de cinéma ou une réclame publicitaire, un personnage iconographique à ne pas prendre au premier degré. Mais on le sait depuis le très tendu Live Seeds de l'an dernier : ce temps n'a jamais vraiment existé. Plutôt que de contracter un plan d'épargne logement et d'attendre le salaire parental, Nick Cave reprend son bâton de pèlerin. Direction Londres et l'Australie pour enregistrer Let love in. Comme à l'époque de Tender prey. On pourrait commenter ainsi le nouveau Nick Cave : l'album marque un grand pas en avant, presque une cassure dans la discographie du Fellini de la new-wave, débarassé de quelques tics pour affiner sa vision de la musique : une essence de blues distillée par un chanteur apatride, sans autre folklore que ses obsessions intérieures. On pourrait dire ça, comme à l'époque de Tender prey, l'anti-Good son. De sa période satin rose et voix de velours, Nick Cave n'a conservé qu'un goût pour les orchestrations somptueuses. Parfois, les Bad Seeds pourraient jouer devant un parterre du troisième âge. Pas Nick, rétif au "tout public" comme aux chapelles, trop génétiquement enragé pour croire à sa carrière de crooner, trop au-dessus des clichés pour singer sa jeunesse. Ça donne Lay me low, paisible roucoulade qui enfle, enfle, enfle, gronde et tonne comme un raz-de-marée dans le gosier de Nick Cave. Les idiots sont partis au début, les mémères cherchent la sortie avant la fin. La violence assoupie sur The Good son et Henry's dream revient ici comme une charge de la cavalerie : salutaire mais attendue. Désormais, Nick Cave ménage ses effets, il tient tous les fils de sa musique. Bien sûr, on sait qu'il y a des fils, on est moins dupe, on s'habitue à ces chansons montagnes russes. Plutôt que de chercher la confession, la mise à nu violente d'un chanteur, les Bad Seeds, pied au plancher, il faut aujourd'hui se reposer sur Nick Cave, se laisser guider par un voyageur qui possède la faculté de faire évoluer sa musique sans jamais en altérer la nature. Est-ce l'après-coup du Brésil ? Au milieu de cet album florilège, Nick est souvent pris de fièvres inconnues, de langueurs et de bouffées de chaleur tropicale. Ainsi, l'étonnant Red right hand qui ressemble à la bande-son jamaïcaine d'un vieux film d'horreur. Après "Nick Cave dans le bayou", "Nick Cave et les mystères de Berlin", "Nick Cave à Las Vegas" et "Nick Cave dans le bayou II", découvrez "Nick Cave à l'hémisphère Sud", les nouvelles aventures de Nick Cave. On croyait connaître par cœur son univers. Lui sort sa botte secrète, une nouvelle issue passionnante à sa musique. Tout peut recommencer.

(Les Inrockuptibles, mai 1994 - N° 55)