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Entretien réalisé par Serge Kaganski

Le rock enfanté par des Irlandais et non par les noirs américains ? L'une des drôles de théories rencontrées par Nick Cave sur le parcours de son Histoire, du punk australien des Saints au folk-blues de John Lee Hooker - ou vice versa. Une manière de deviner comment un "petit-bourgeois blanc", après s'être choisi une filiation pour constituer se propre famille de voix et de songwriters, est devenu une personnalité contemporaine majeure pour cette musique.

Robert Johnson • Hellhound on my trail

Robert Johnson n'est pas mon bluesman préféré, même s'il est très proche de mon panthéon personnel. Lui joue du folk-blues acoustique, ma musique de prédilection. J'ai découvert Robert Johnson sur le tard, à peu près au montent ou nous enregistrions The First born is dead, en 85. Robert Johnson était un grand chanteur, un grand guitariste et Hellhound on my trail est une grande chanson aux paroles terrifiantes. La qualité que je préfère chez lui est son primitivisme. Beaucoup de mes amis le considèrent comme le top absolu du blues. Il a en effet une importance historique considérable, mais j'ai toujours préféré John Lee Hooker. Il y a aussi tout ce mythe du cross-road autour de Robert Johnson, son pacte avec le diable : une belle histoire, romantique et mystérieuse. Mais au bout du compte, je ne m'intéresse qu'à ses disques : ceux d'un formidable songwriter aux textes particulièrement brillants. 

John Lee Hooker • Tupelo

De toutes les chansons de blues, celle-ci a eu le plus gros impact sur moi, et de loin. Je suis submergé au point que j'ai du mal à analyser le pourquoi d'un tel effet. Ce morceau est tellement mystérieux, tellement habité, tellement hanté... Tupelo, c'est l'essence même de ce que j'aime dans le folk-blues : cette façon de nous hanter, de prendre possession de nous insidieusement. Récemment, j'ai vu un extrait télévisé où John Lee Hooker chante Tupelo en studio. Il y a notamment un gros plan, très long, sur son visage... Un des documents les plus incroyables qu'il m'ait été donné de voir. A elle seule, cette chanson a influencé toute ma période entre la fin de Birthday Partv et le début des Bad Seeds. Et elle continue de me hanter. Le dépouillement du jeu de guitare de Hooker est prodigieux. Il y a une chose que je déteste, c'est voir des caméras qui s'attardent sur les doigts d'un guitariste en pleine action - un des pires clichés du rock filmé. Mais dans le cas de John Lee, ça ne me gênerait pas qu'on filme ses mains sur le manche pendant dix minutes. Rien que de voir à quoi ses doigts ressemblent, c'est déjà une expérience. Et ce qu'il fait de ses doigts sur une guitare est extraordinaire. Tupelo est la simple histoire d'une crue dans une petite ville mais l'économie, la précision, la manière avec lesquelles John raconte cette histoire m'ont ouvert tout un monde. Cette chanson est la pierre fondatrice, non seulement de The First born is dead, mais aussi de ma vision générale de la musique. J'ai écrit mon propre Tupelo, je ne voulais pas faire une simple reprise. C'était plutôt un hommage, une chanson que je me sentais obligé d'écrire pour payer une partie de ma dette envers le Tupelo original. Je ne voulais pas masquer plus longtemps tous les emprunts que je faisais à la chanson de John Lee. Et au bout du compte, j'aime beaucoup mon Tupelo, je crois que c'est un grand morceau qui existe de façon autonome. Ma grande excuse pour avoir emprunté le titre et le thème à John Lee Hooker, c'est que les grands bluesmen faisaient de même entre eux. A côté de cette histoire d'inondation, il y avait une autre composante dans le nom de Tupelo : le lieu de naissance d'Elvis. La vie d'Elvis, le mythe d'Elvis m'ont marqué au moins autant que John Lee Hooker. En créant Tupelo, j'ai en quelque sorte soudé ensemble mes deux obsessions majeures, j'en ai fait une manière d'épopée quasi religieuse. Aujourd'hui, avec le recul, j'ai parfois de petites réserves sur la façon dont je me suis emparé du blues et de ses mythes. Moi, un blanc-bec australien des classes moyennes, de quel droit pouvais-je m'aventurer avec un tel aplomb dans ces territoires ? Mais c'était plutôt de la naïveté que de l'arrogance de ma part. Cela dit, comme mon Tupelo est une grande chanson, j'affronte sans problème toutes les critiques que l'on pourrait m'adresser quant à ma relation au blues. Quand on parle de blues, il faut préciser de quoi on parle. Moi, j'aime ce qu'on appelle le folk-blues, un blues plutôt acoustique, enraciné dans le Sud et le delta du Mississippi, comme le John Lee Hooker première manière, Robert Johnson, Skip James, une partie de Muddy Waters. Sinon, une grande partie du blues m'emmerde : tout cet académisme électrique singeant BB King, ces solos de guitare plus scolaires les uns que les autres. John Lee Hooker est unique, il a dynamité le classicisme du blues. Surtout à ses débuts, quand il était seul, non enchaîné à un groupe et aux sacro-saintes douze mesures. Je défie quiconque de trouver chez John Lee Hooker un seul instant où il ait donné dans la facilité ou le cliché. Il a cette rare capacité d'hypnotiser ses auditeurs et je ne vois personne qui ait eu ce pouvoir avec autant d'intensité et d'effet.

Al Green • Let's stay together

Il jouait à Londres l'année dernière, c'était la première fois que je le voyais sur scène et ce fut l'un des concerts les plus extraordinaires de ma vie. Ça faisait tellement longtemps que je n'avais pas assisté à un concert me faisant frissonner jusqu'à la moelle. Je n'écoute pas énormément de soul, mais j'aime bien mettre un Marvin Gaye de temps en temps, sans plus. Mais à ce concert d'Al Green, tous les poils de mon corps étaient dressés. C'était à la fois complètement chaotique et totalement électrifiant. Et le bougre chantait tellement bien. Il a passé la moitié du show dans les allées, à bramer, toucher les spectateurs, embrasser les femmes… Je n'avais jamais vu ça de ma vie. Je ne suis pas spécialiste de rhythm'n'blues, mais après ce concert, je peux imaginer l'expérience que ça pouvait être dans les sixties, pendant l'âge d'or de Stax et Motown. 

Johnny Cash • Folsom prison blues

Un de mes grands héros. J'aime sa musique depuis que je suis gamin. En Australie, on regardait en famille le Johnny Cash show à la télé. Je devais avoir 8 ou 9 ans. Il recevait divers invités et chantait une chanson à la fin. Je me souviens parfaitement de son entrée : il était dos à la caméra, se retournait élégamment en disant "Hi, I'm Johnny Cash." Une fois, il a reçu Bob Dylan, ils ont chanté en duo Girl from the north country. Tous les Bad Seeds sont d'immenses fans de Johnny Cash. Il chante souvent faux, son phrasé est parfois maladroit et pourtant, c'est magnifique. Sa voix me fait craquer, c'est pour moi son atout majeur. En même temps, Johnny Cash a cette faculté d'incarner à lui seul le mythe américain. Son producteur m'a appelé l'année dernière pour lui fournir une chanson. Apparemment, Johnny Cash voulait du sang neuf. Malheureusement, j'étais en plein milieu des sessions de Let love in et je n'avais pas le temps de composer quoi que ce soit. Je lui ai envoyé The Mercy seat, mais il semble que cette chanson ne lui ait pas plu. Plus généralement, j'aime beaucoup la country, ce parti pris où chaque chanson raconte une histoire bien spécifique, j'aime la mélancolie que dégage la bonne country. Mon goût des mythes américains est également nourri par le cinéma et la littérature. Un de mes films préférés est Il était une fois dans l'Ouest et curieusement, ce n'est pas un film américain. Méridien de sang de Cormac McCarthy est un livre fulgurant, d'une violence incroyable, écrit dans un style splendide. J'ai beaucoup aimé le Deadwood de Pete Dexter, autre grand livre sur le wild west. On y retrouve les mêmes personnages, les mêmes paysages que dans la country.

Elvis Presley • Take my hand, precious Lord

How great thou are, disque de chansons religieuses, est mon album favori d'Elvis et un de mes disques de chevet, un album exquis, avec ce majestueux son d'orgue d'église. Elvis, c'est comme John Lee : je ne saurais pas par où commencer pour dire l'importance qu'il a eu pour moi. En dehors des albums religieux, ma période favorite d'Elvis est celle de son retour à Memphis vers la fin des années 60, l'époque de Suspicious minds, In the ghetto... Je suis en désaccord total avec l'opinion majoritaire qui veut que l'âge d'or d'Elvis soit les années Sun et les premières années RCA et qu'après son service militaire en 58, il n'aurait plus rien fait de bien. Je préfère de loin la période 1965-70. Je ne vivais pas dans les années 55-58, je n'ai pas pu être submergé par le raz-de-marée des années Sun. Ceux qui ont vécu cette époque ont certainement une relation à Elvis différente de la mienne. Moi, je n'échangerais rien contre la majesté et l'emphase mélodique de sa middle-period. Dans le film This is Elvis, on voit des extraits de ses derniers concerts à Las Vegas : les dernières vingt minutes de ce film sont les plus émouvantes que j'aie jamais vues sur un chanteur. Il chante une version cahotique de Are you lonesome tonight, puis My way et American trilogy... Ce passage m'a obsédé pendant des années, j'ai du le revoir dix ou vingt fois. Elvis était très proche de la fin. Il y a des instants magiques où on peut sentir dans son chant toute la souffrance, toute la douleur qu'il portait en lui pendant cette période. Un des moments les plus mémorables de toute la rock musique. Elvis était le putain de King. On peut accepter tous ses arrangements pourris, tous ses costumes ou ses manières ploucs, rien que pour sa voix. Elvis n'était pas un songwriter, c'est le seul fait qui pourrait le faire diminuer un poil dans mon estime. Mais c'est l'une des deux ou trois voix de l'histoire de cette musique, et cela me suffit amplement.

Bob Dylan • I want you

Sur le strict plan auteur-compositeur, il est certain qu'il est pour moi beaucoup plus fondamental qu'Elvis. Ces derniers temps, j'écoute plus souvent Dylan qu'Elvis. Mais j'ai le même genre de relation à lui qu'à Elvis : ma période préférée, c'est 1975-80 plutôt que les années 60, encensées par tout le monde. Bien avant Blonde on blonde, je chéris des disques tels que Blood on the tracks ou Slow train coming. J'aime l'Elvis d'après le service et le Dylan d'après l'accident de moto. J'ai fini par aimer aussi les premiers disques de Dylan mais il a fallu que je remonte le cours du temps et de l'histoire. Alors que Slow train coming, je l'ai découvert au moment où il est sorti, j'en étais le contemporain. C'est plus facile de se passionner pour les disques qui nous sont contemporains et qui sont liés à un moment de notre vie que pour ceux que l'on découvre dans les tiroirs de l'histoire. J'ai découvert Dylan avec Nashville skyline, que possédait mon grand frère. Mais je n'ai jamais été vraiment fan avant la sortie de Slow train coming. J'ai été attiré vers cet album pat le titre de son single, You gotta serve somebody (Tu dois servir quelqu'un). Je fréquentais un bar dont le juke-box passait sans arrêt cette chanson et j'en suis tombé amoureux. C'est un album que j'écoute encore aujourd'hui très intensément. Ensuite, j'ai essayé de combler mon retard sur Dylan en achetant petit à petit tous ses vieux albums. Je suis tombé sur des choses magnifiques comme John Wesley Hardin ou Blonde on blonde, mais aucune ne m'a procuré le même effet que Slow train coming.

Roy Orbison • She's a mystery to me

Je l'adore lui aussi. Quelle voix splendide… Ça m'a plu qu'il fasse un dernier disque magnifique juste avant de mourir. Bono avait écrit là une très belle chanson, meilleure que ce qu'il fait habituellement. J'ai toujours été fan de Roy Orbison et pour Mick Harvey (l'âme musicale des Bad Seeds), c'est carrément Dieu. Il avait une voix fantastique mais en tant que chanteur, je ne l'ai jamais envié. Je pense même qu'il aurait eu du mal à chanter mes chansons (sourire)… Je n'étais pas jaloux de sa voix, c'est juste un immense plaisir de l'entendre chanter. Je n'ai jamais essayé de copier sa technique, nous avons deux voix complètement différentes. Quand on a repris son Running scared, j'ai essayé de chanter dans la même clé et le même octave, mais j'ai dû tricher un peu sur la fin : lui il monte encore, moi je descends.

Jacques Brel • Mathilde

J'écoute très peu Brel, si ce n'est par l'intermédiaire des Anglo-Saxons qui reprennent ses chansons. Alex Harvey a fait une reprise qui en anglais s'appelle Next, un magnifique tango sur un soldat qui perd son pucelage avec une prostituée. J'adore cette chanson, le texte est magnifique et la version d'Alex Harvey superbe. Un jour, il faudra que je m'achète l'album Scott Walker sings Jacques Brel.

Scott Walker • Plastic palace people

 Eh oui, j'aime Scott Walker, j'aime les Walker Brothers. Scott Walker a eu une carrière bien différente après avoir quitté son groupe. En fait, je crois que je préfère les Walker Brothers. Toutes les chansons qui me viennent à l'esprit sont d'eux : The Sun ain't gonna shine anymore, Make it easy on yourself, No regrets… Quand j'étais gamin, j'écoutais sans arrêt ces chansons, des tubes en Australie. A l'époque de Birthday Party, je passais beaucoup les Walker Brothers. Make it easy on yourself, quelle chanson ! No regrets, un chef-d'œuvre ! Là encore, c'est la voix qui fait pour moi la différence. Les arrangements sont secondaires : la personnalité, je m'en fous. C'est la voix qui compte, comme chez Elvis ou Roy Orbison. Quand j'ai fait The Good son, j'avais pour ambition d'enregistrer un album de chanteur, avec des chansons mélodieuses aux arrangements classiques. J'ai toujours été fasciné par ce pan de la musique, le côté chansons, les grands chanteurs et toutes ces voix magistrales.

The Ronettes • Walkin' in the rain

Phil Spector, leur producteur et mentor, n'a jamais été un nom important pour moi, je ne l'ai pas souvent écouté, il ne m'a pas influencé. Shadow Morton m'a beaucoup plus marqué, j'adorais les Shangri-Las. C'était assez proche, très spectorien, mais j'étais fan des Shangri-Las, pas des Ronettes. Shadow était un excellent producteur, un grand songwriter. Leader of the pack, Walking in the sand, Past, present and future sont de grandes chansons sur l'univers de l'adolescent.

The Beatles • Tomorrow never knows

J'apprécie l'intelligence, la créativité et l'espièglerie de leurs chansons, mais je n'ai jamais été un immense fan. Je les admire, mais je n'écoute pas souvent leurs disques. Je n'aimais pas beaucoup les Kinks non plus. Je n'ai rien contre la pop anglaise, j'aime bien certaines chansons des Beatles, je suis conscient de leur importance historique, mais c'est plus de l'ordre du respect que de l'amour viscéral. Mes influences séminales sont américaines plutôt qu'anglaises. Je n'y avais jamais pensé consciemment, je n'ai pas de théorie ou de système. Mais j'ai du mal à trouver un groupe anglais des sixties qui ait eu de l'importance pour moi.

The Rolling Stones • Prodigal son

J'aime beaucoup certains trucs des Stones, mais ils ne m'ont jamais obsédé. Si on tient à cette vieille lune, j'ai toujours été plus Stones que Beatles. Mon grand frère était un maniaque des Stones, je les ai donc écoutés par translation et proximité. J'ai été obligé de baigner dans le jus Stones, mon frère ne m'a pas demandé mon avis. Les Beatles avaient d'autres qualités : l'inventivité, la loufoquerie, la maîtrise des studios. Mais ni les uns ni les autres n'ont été fondamentaux pour moi. Les Stones sont emblématiquement des groupes qui n'ont pas su s'arrêter à temps : le parfait exemple de ceux qui pensent que dans le rock, on doit mourir jeune. Je ne suis pourtant pas d'accord avec cette notion. Les John Lee Hooker, Bob Dylan, Tom Waits, Leonard Cohen me démontrent le contraire chaque jour. La musique peut vieillir aussi bien que le vin. On ne fait pas nécessairement les disques les plus vitaux quand on est jeune. L'exemple d'un type comme Leonard Cohen m'encourage à persévérer.

The Doors • Alabama song

Les Doors n'ont jamais compté beaucoup pour moi. Je dois admettre que L.A. woman est un album formidable, les Doors y sont durs, sombrent, ils malaxent le blues, Morrison y est touchant parce que fatigué. On sent qu'il grille ses dernières cartouches. Sinon, je n'ai jamais idolâtré Morrison, je me fous de son mythe et je n'aime pas spécialement le groupe derrière lui. Surtout, je ne peux pas saquer les Doors des débuts, tout ce trip hippie naïf, toute cette pose cérébrale et mystico-hédoniste. Je n'ai jamais aimé les textes - ceux d'un poète largement surestimé. Je préfère vraiment les Doors de L.A. woman, quand Morrison était en colère, alcoolique, barbu, gras, épuisé, quand leur musique était sale et bluesy. Mais Alabama song est une très belle chanson. Nombreux sont ceux qui pensent que je dois beaucoup à Kurt Weill. Désolé de les décevoir, mais Kurt Weill n'a aucune influence sur moi ou ma musique. On me rabat les oreilles sur les aspects expressionnistes, "cabaret" de ma musique : je ne vois pas du tout de quoi on parle. Je me considère comme un storyteller, je raconte des histoires sur lesquelles je pose un décor musical approprié. Ma musique a surtout une fonction atmosphérique, il s'agit d'embellir une histoire.

Leonard Cohen • Seems so long ago, Nancy

Un putain de chanteur! Il y a une ligne que j'adore dans cette chanson : "Nancy wore green stockings and she slept with everyone"(Nancy portait des bas verts et couchait avec tout le monde). Quand j'avais 11 ou 12 ans, je flashais complètement sur cette phrase. D'abord, c'est très sexy et ensuite, il y a un sens du détail incroyable. Cohen avait remarqué que Nancy portait des bas verts. C'est le genre de détail dont on se souvient, ça m'avait marqué : la chanson était tout de suite plus présente, plus incarnée. C'est le talent de Cohen : il est coutumier de ces descriptions très personnelles et sait les rendre vivantes grâce à une foule de détails comme les bas verts. Les personnages des chansons de Cohen vivent et cheminent dans votre esprit. J'ai découvert Leonard avec l'album Songs of love and hate. Je restais assis dans la chambre d'une copine et je passais ce disque sans arrêt. J'étais encore très jeune et je crois que c'est le premier disque qui m'a profondément affecté. Avant, je n'écoutais que ceux que passait mon grand frère. J'aimais ce qu'il aimait, je le suivais comme un mouton. Leonard Cohen est le premier que j'ai découvert tout seul, comme un grand. Il symbolise mon indépendance en matière de goûts musicaux, l'artiste grâce auquel j'ai coupé le cordon. Je me souviens que les mecs qui venaient chez cette copine trouvaient Songs of love and hate trop "déprimant". Très vite, j'ai réalisé que ce critère de la "dépression" était ridicule. La tristesse de Cohen était au contraire inspiratrice, elle me redonnait de l'énergie. Je repense toujours à ça lorsqu'on dit que mes disques sont morbides ou déprimants. Leonard Cohen n'a pratiquement jamais rien fait de mauvais, il continue de sortir de grands disques, son inspiration et sa créativité ne donnent pas de signe de faiblesse. C'est le genre de type qui me donne la motivation pour continuer. Cohen explose ce mythe tenace selon lequel on est fini dans le rock après 30 ans.

Neil Young • Country home

Encore un type qui réussit à faire des disques magistraux à plus de 40 ans. J'ai commencé à m'intéresser à Neil Young le jour où mon frère a acheté Déjà vu de Crosby, Still, Nash & Young. Comme tout le monde à l'époque, il jouait le disque sans discontinuer. Je n'aimais pas trop cet album, mais dessus, j'adorais Helpless - que j'ai repris sur le Neil Young tribute. Le disque qui m'a définitivement convaincu est Everybody knows is nowhere, l'album électrique avec Crazy Horse. Le son des guitares sur ce disque est prodigieux, cahotique, lyrique ; chaque note semble justifiée. Neil Young a un jeu de guitare électrique absolument unique. Si j'aime ses chansons acoustiques, je préfère les albums comme Ragged glory, cette façon incandescente de fusionner et de brutaliser la country et le rock.

Velvet Underground • I can't stand it

Je suis un fan du Velvet, mais voilà quelqu'un qui n'a pas bien vieilli : Lou Reed ne s'est pas arrangé avec le temps. La cerise sur le gâteau, c'est sa médaille des Arts et Lettres qui lui est montée à la tête. Quand on s'appelle Lou Reed, qu'on est dépositaire d'un tel passé, recevoir des décorations officielles est la dernière chose à faire. Cela n'enlève rien au Velvet, qui reste pour moi un groupe séminal. J'avais des places pour aller voir la reformation l'année dernière, mais je me suis abstenu. A cette époque, Lou Reed m'irritait passablement par ses déclarations et ses disques récents ne faisaient rien pour arranger les choses. J'ai été refroidi.

The Clash • Police and thieves

Une chanson magnifique : l'original de Junior Murvin est l'un des rares morceaux de reggae que j'aime vraiment. Pendant une courte période de ma vie, six mois environ, le punk était la seule musique qui me touchait. Ça commençait à se Melbourne et nous savions qu'il existait des éruptions similaires en Angleterre et aux Etats-Unis. J'essayais d'écouter absolument tout ce qui était estampillé "punk". Ensuite, j'ai été capable de discerner les bons des mauvais. Le Clash avait une vision très riche et très forte, mais n'a jamais fait partie de mes groupes punks favoris. J'étais plutôt branché Pistols et Ramones. J'étais un petit-bourgeois blanc, j'ai grandi dans un environnement petit-bourgeois blanc et le contenu politique de Clash ne m'a jamais intéressé.

The Saints • I'm stranded

Cette chanson représente toute mon adolescence australienne. C'était l'hymne de ralliement de nous tous, jeunes punks australiens lancés dans la bataille. Je l'inclus sans hésiter dans mon top 10 de tous les temps. Je n'ai jamais rien compris aux paroles : même aujourd'hui, après tant d'écoutes, je suis incapable de les décrypter. Au début, ça semble parler d'un serpent et d'un téléphone... Très bizarre. Mais je préfère l'écouter comme ça, en ne pigeant rien. Les Saints étaient le groupe le plus cahotique que j'aie jamais vu, leurs concerts étaient l'anarchie absolue. Le plus génial est qu'ils étaient anarchiques, punks, sans même le savoir. Cette attitude "I don't give a fuck" (rien à branler) leur était totalement naturelle. Pas l'ombre d'une pose, d'une "attitude", les Saints s'en foutaient royalement. A l'époque, à Melbourne, ils ont donné des concerts que l'on pouvait vraiment qualifier d'actes antisociaux. Je les connaissais un peu, j'étais un de leurs meilleurs fans, toujours au premier rang. Plus tard, j'ai pu faire mieux connaissance avec Chris Bailey, leur leader. On a même essayé d'écrire des chansons ensemble, mais ça n'a rien donné. Les Français l'ont adopté pendant quelques années, l'ont maintenu en vie alors que le reste du monde lui tournait le dos. J'aime bien les Français pour ce romantisme qui consiste à récupérer les losers. Vous avez réhabilité Gene Vincent, Jim Thompson, les jazzmen... C'est incroyable qu'un groupe tel que les Saints et une telle musique soient sortis de Brisbane, c'est-à-dire de nulle part. I'm stranded est paru avant le New Rose des Damned qui, historiquement, est censé être le tour premier disque punk. Conclusion : c'est l'Australie qui a inventé le punk (rires)... Récemment, j'ai parlé avec un Irlandais qui essayait de me convaincre que les Irlandais avaient inventé le rock'n'roll, que ce n'était pas les Noirs américains. Certains spécialistes ont décortiqué Heartbreak Hotel pour en conclure que le squelette du morceau était une gigue irlandaise. Le rock'n'roll viendrait donc des émigrés irlandais qui vivaient dans les Appalaches !

Joy Division • She's lost control

J'aimais beaucoup Love will tear us apart, une chanson splendide. Mais à part ça, Joy Division n'a jamais fait partie de mes héros : trop déprimant. Je plaisante : simplement, je n'aime pas leur musique, leur son est trop étriqué, trop mécanique. Leur instrumentation m'emmerde, leurs textes sont trop lourds, trop signifiants, ils n'avaient absolument aucun sens de l'humour. Dans Love will tear us apart, j''aime la chanson, mais pas les arrangements et le son. Quand j'étais dans Birthdav Party, je haïssais Joy Division et ne m'en cachais pas. Aujourd'hui, je n'écoute toujours pas leurs disques, mais j'ai un certain respect pour Ian Curtis. Le groupe, je le méprise toujours et je déteste New Order. Mais les rares fois où j'ai vu Joy Division à la télévision, Ian Curtis était impressionnant de charisme. Il avait cette façon d'entrer en transes qui semblait réelle, sans artifice.

The Smiths• Big mouth strikes again

Je ne connais pas grand-chose d'eux, je ne les ai pas écoutés assez souvent pour me permettre de les juger. Je n'ai jamais eu le temps ou l'énergie pour m'intéresser à ce pan de la musique, je ne les ai entendus que de temps à autre à la radio. Mon instinct me dit que je n'ai aucun atome crochu avec Morrissey on sa musique. Chaque fois que je l'ai chopé à la radio, j'ai détesté le son et la voix ; ça ne m'a jamais encouragé à aller écouter ses disques en profondeur. Sa façon de chanter m'a toujours irrité, c'est épidermique. Cela dit, chaque fois que je lis une déclaration on une citation de Morrissey, je les trouve très pertinentes. Je me dis qu'il écrit sûrement d'excellents textes, que c'est un type intéressant, mais je n'arrive pas à passer le barrage de sa voix. Je n'aime pas non plus le groupe, ce genre d'arrangements, ces horribles petites mélodies trop jolies, trop mièvres. Je n'ai jamais pu aller plus loin que ce vague intérêt superficiel pour le personnage et ses textes.

Beck • Loser

A première écoute, ça me plaît énormément. Je n'avais jamais entendu ce morceau, mais j'ai lu une critique de l'album. Le journaliste citait des extraits de paroles et des titres de chansons, tous fantastiques. Tout ce côté folk-blues bricolo semble fait pour mes oreilles. MTV makes me want to smoke crack est un titre génial ! Habituellement, je me tiens peu au courant de ce qui se passe. Des amis me passent l'information, me donnent des cassettes, mais je ne me précipite pas sur le dernier NME et je ne fais plus de razzia sur les disques. Je ne vis pas pour autant en ermite, je suis vaguement les choses, de loin. J'ai un cœur de discothèque, un ensemble d'albums que j'écoute régulièrement depuis une dizaine d'années : des disques et des artistes fondamentaux pour moi, qui m'accompagneront toute ma vie. Je sais que j'achèterai toujours les yeux fermés le dernier Neil Young, le dernier Cohen, le dernier Dylan, le dernier John Lee Hooker, le dernier Van Morrison... J'ajoute de temps en temps l'occasionnelle actualité qui me touche. Mais les nouveautés restent périphériques, conjoncturelles, elles entrent rarement dans ce sanctuaire qu'est le cœur de ma discothèque, elles me durent le temps d'une saison. Je vais sûrement acheter le Beck, l'écouter une petite dizaine de fois, après quoi il ira ramasser la poussière dans mes rayonnages en compagnie de quelques centaines de ses collègues. C'est le destin de beaucoup d'albums dans la plupart des discothèques. Mais les disques qui comptent, on y revient inlassablement. C'est toute la beauté de la meilleure musique, elle est inusable. Aujourd'hui, je peux écouter Astral weeks de Van Morrison avec la même passion qu'il y a vingt ans.

(Les Inrockuptibles, juin 1994 - N° 56)