Et l'âne vit l'ange

par Laurent Sagalovitsch

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Le premier roman de Nick Cave, à mi-chemin entre Faulkner et Flannery O'Connor, nous emmène à la rencontre du Sud profond.

Que Nick Cave joue à la guest-star dans les films de Wenders, tout le monde trouve cela normal et applaudit même des deux mains les furtives apparitions de l'ange noir du rock australien lors de la projection des Ailes du désir. Et en redemande. Mais que ce même Nick Cave prétende écrire un roman et voilà que le doute survient. Et de se souvenir de Tarantula, ce roman psyché pas vraiment convaincant de Dylan. Et, d'ailleurs, a-t-on déjà vu un romancier se transformer, du jour au lendemain, en un popsinger talentueux ? A moins que l'énigmatique Thomas Pynchon ne soit autre que la face cachée de Neil Young ou de Lou Reed, postulat, à vrai dire, plus que discutable. Bref, tout cela pour dire que, lorsqu'on a appris que l'ami Nick Cave, l'ancien chanteur déjanté de Birthday Party, nous sortait un roman, on a commencé par regarder le livre d'un drôle d'air, à le jauger sous toutes ses facettes, on a lu son titre, Et l'âne vit l'ange, on est resté un peu perplexe, on a tourné les premières pages et, vaille que vaille, on s'est jeté à l'eau. Et on a lu. A défaut d'être entièrement conquis, on a dû se rendre à l'évidence : Nick Cave avait écrit là un véritable roman tout ce qu'il y a de conventionnel, avec un début, une fin et des personnages qui, pour avoir déjà été vus ailleurs, n'en tiennent pas moins la route.

Et l'âne vit l'ange nous emmène à la rencontre du "Sud profond", selon l'expression consacrée, dans une région marécageuse où s'est établie depuis des générations la famille des Ukulites, une tribu droit sortie d'un Ancien Testament qui aurait été revu et corrigé par un ivrogne de bas étage. Homme ou femme, chacun des Ukulites est aussi ignorant que grossier, rendu à l'état de bête sauvage par le recours abusif à une eau-de-vie décapante et prêt à croire le premier bonimenteur venu qui saura lui ouvrir les routes du paradis. Nick Cave connaît bien ses classiques sudistes. Et l'âne vit l'ange est peut-être une grossière parodie de Et les violents l'emportent de Flannery O'Connor, dont le personnage d'Euchrid serait une contrefaçon plus ou moins réussie du Benjy du Bruit et la fureur : un être muet, secret, recroquevillé sur lui-même et qui entreprend de nous raconter sur plus de deux décennies la grandeur et la décadence des Ukulites. Surtout la décadence. "Je suis un informe bâtard. Dieu le sait bien. Plus muet et hébété qu'un vieux chapeau de cheval mille fois percé de trous d'oreille. Une chose infâme. Sans valeur. Indigne. Oh oui ! D'aspect grotesque. Difforme. Oui ! Difforme et vil d'esprit. Oh ! Hideux forfait." C'est ainsi que se décrit le narrateur, pauvre bâtard dont la mère s'est acoquinée depuis des lustres à la bouteille d'alcool et dont le père, trop faible pour réagir, passe sa rage à coups de fouet sur sa pauvre mule vieillissante. Muet et malheureux, notre Coset faulknérien devient vite la risée du village et la proie de tous les garnements : s'ensuivent flagellation, sodomisation et autres réjouissances de cet acabit... Pas étonnant après cela qu'Euchrid se fasse légèrement soupçonneux et que, retranché dans sa chambre, il attende son heure.

Raconter la suite relèverait de l'exploit. Disons simplement qu'il est question d'ivrognes buvant à la santé du Seigneur tout-puissant dans une église désaffectée. D'une catin nommée Cosey Mo qui sera battue à mort sous l'ordre d'un prédicateur, Abie Poe. De Beth, une orpheline, que tout le village s'accorde à considérer comme une créature divine et qui reconnaîtra en Euchrid son compagnon de route. Bref, mi-odyssée biblique, mi-roman sudiste, mi-poème maldororien ­ le livre est assez foisonnant pour qu'on lui concède trois moitiés ­, Et l'âne vit l'ange avance par à-coups, trop saccadé pour être porté sur un piédestal, mais assez joliment écrit tout de même pour se lire avec plaisir.

(Les Inrockuptibles, du 1er au 08 novembre 1995 - N° 30)