Nick Cave en « Nocturama »
Entretien réalisé par Didier Coljon
L'idée de ce disque enregistré en sept jours était-elle de retrouver un peu la brutalité instinctive de vos débuts ? J'ai écrit très rapidement ce disque, à l'image de l'enregistrement. Les Bad Seeds ont vite imaginé des arrangements sur des genres de boogie-woogie que je leur jouais au piano. C'était ça un peu l'idée. De prendre un malin plaisir à se laisser aller sans trop se poser de questions... On l'a fait vite, mais pas autant que Bob Dylan. Mais beaucoup plus rapidement que Peter Gabriel et Leonard Cohen.
En enregistrant ce disque en Australie, en faisant appel à Nick Launay avec lequel vous aviez travaillé à l'époque de Birthday Party, en chantant deux duos avec Chris Bailey, le chanteur du groupe punk australien The Saints, en écrivant une chanson autobiographique comme « There is a town » qui parle d'un gars se souvenant de cette ville natale qu'il a quittée pour traverser les mers... Tout cela traduit-il un certain mal du pays que vous avez quitté il y a plus de vingt ans ?Chris est un vieil ami qui, comme moi, vivait à Londres au début des années 80. On animait une sorte de scène punk. J'adorais les Saints qui ont publié avant les Damned leur premier 45-tours. Malheureusement, ils avaient de longs cheveux. Ce qui ne se faisait plus à l'époque. On ne s'était plus vus depuis longtemps. Le hasard a fait qu'on était tous les deux en Australie au même moment. On n'a pas résisté au plaisir de se retrouver en studio.
Ceci dit, en parlant de racines, je n'ai certainement pas voulu créer un disque qui ressemblait à ce qu'on avait déjà fait avant. C'est plus un concours de circonstances : Nick Launay, je n'avais plus travaillé avec lui depuis « Release the bats » dont la production était incroyable, je trouve. C'était si puissant. Mick (NDLR : Mick Harvey, guitariste de Birthday Party et des Bad Seeds, et plus vieil ami de Nick) avait rencontré Nick une semaine avant que je ne suggère qu'on avait besoin de quelqu'un pour produire cet album. Il nous fallait seulement quelqu'un de solide, qui n'était pas intimidé par le groupe.
« There is a town » est juste une chanson générique sur l'enfance.
Quand je vais en Australie, c'est toujours une excuse pour aller voir ma mère. Mais je n'aime pas trop m'y produire. C'est chaque fois trop stressant pour plein de raisons. Tout le côté retour à la maison...
Ce « Nocturama » tranche avec des albums comme « Boatman's call » où « No more shall we part » où la voix et le piano portaient véritablement des chansons très denses, épurées, quasi religieuses...Tout ça n'est pas très conscient. Sinon qu'après « The boatman's call », qui abordait des sujets très personnels, j'ai eu une réaction de rejet. C'est un album qu'aujourd'hui seulement j'aime bien. C'est pour ça que j'ai fait « Murder ballads » qui ne parlait pas de moi mais de personnages inventés. « No more shall we part » était à nouveau plus claustrophobique, avec toutes les portes fermées. « Nocturama » est sans doute plus ouvert, mais tout cela relève du subconscient, vraiment. On voulait moins de pression, oui.
« Nocturama » est certainement davantage un album des Bad Seeds, plus présents que ces dernières années. Avez-vous pensé à leur rendre un hommage au moment où vous célébrez vingt ans de collaboration ?Je n'aime pas trop comparer les albums entre eux. J'aime beaucoup « No more shall we part ». Je ne l'écoute plus, mais j'en ai de bons souvenirs. J'ai déjà commencé à écrire le prochain. Je rêve de faire un album par an, de revenir à une méthode d'enregistrement qui n'aurait jamais dû être abandonnée. Garder une forme d'excitation qui déserte de plus en plus les studios. J'admire ces grands artistes qui avancent, sans jamais s'arrêter, enregistrent deux albums par an, de bons et de moins bons... sans tenir compte de l'industrie du disque.
Les Bad Seeds, je ne les vois pas tant que ça. Ils me manquent vite. Ils m'inspirent toujours et m'apportent énormément quand je leur fais écouter les chansons. Je n'envisage d'ailleurs plus de me produire en solo piano sans Warren au violon à mes côtés.
Depuis quelque temps, vos chansons sont autant de lettres d'amour, de bonheur apaisé. Votre mariage semble doper votre créativité...Le fait d'avoir une longue relation stable ne signifie pas que vous êtes heureux. Même si, dans mon cas, je le suis. Ça fait maintenant quatre ans que je suis marié. Le fait de vivre avec quelqu'un vous apporte des sentiments très contradictoires, avec des moments fabuleux et d'autres douloureux.
Le sentiment ressenti suite à une rupture, à la fin d'une relation, finit par vous paraître incroyablement répétitif à la longue. Le sentiment que je ne connais pas encore, c'est celui né d'une longue relation stable, c'est pour ça que c'est ce qui m'intéresse le plus pour le moment.
Au point, dans « Dead man in my bed », de vous mettre dans la peau d'une femme délaissée par son mari...Ça, c'est une chanson comique. Ça vient de ma femme qui, un soir, au moment de se mettre au lit, me voit étendu, crevé, et me dit : « On dirait que j'ai un homme mort dans mon lit ». J'ai imaginé le reste...
« Rock of Gibraltar » est-elle votre participation à la campagne sur l'avenir politique du territoire britannique ?C'est ça, oui. On devrait la sortir en single là-bas. Mais pas en Espagne peut-être. Les journalistes espagnols m'ont demandé ce que j'en pensais ? J'ai appris que 98 % de la population se sentiraient trahis si la Grande-Bretagne restituait le rocher à l'Espagne. Ça m'apprendra à me servir de cette image pour parler de solidité masculine. C'était juste un cliché, une métaphore pour une chanson d'amour...
La vidéo de « Bring it on », avec toutes ces jolies filles Black qui se frottent le derrière, se veut une parodie des clips rap et rnb qu'on peut voir à longueur de journées sur MTV ?Je ne regarde pas MTV, pas plus que la télé d'ailleurs. Donc, je n'y connais rien, mais on m'a dit qu'on y passe davantage de filles sexy que des informations sur les héros de la musique. Je me rappelle, quand j'étais petit, la fascination que j'avais pour le disque, la pochette, la musique... Il n'y avait pas de vidéos, j'avais peu d'informations sur ces artistes qui étaient comme des dieux pour moi. On avait un besoin pathologique d'en savoir plus...
Pour la vidéo, j'ai aimé opposer ces jeunes filles noires remuant leur cul devant la caméra à ces sept vieux cochons... Si ce clip peut donner du bon temps aux gens, j'en referai un autre dans le genre. Je suppose qu'il y a une relation difficile entre la façon dont les gens considèrent la musique et les filles qui la représentent.
Racontez-nous votre rencontre avec Johnny Cash qui avait déjà livré une version inoubliable de « The mercy seat »...Il enregistrait à L.A. son dernier album, et Rick Rubin, son producteur, avait vu que je chantais en ville ce soir-là. Il m'a passé un coup de fil, me demandant si je voulais bien chanter une chanson avec lui en studio le lendemain matin ? J'ai dit oui. Johnny m'a demandé si ça me disait de chanter une chanson de Hank Williams. Tout s'est fait rapidement et naturellement.
J'ai rencontré un homme qui était tout ce dont j'avais rêvé. Il est vrai, plein de grâce. Après le coup de fil de Rubin, j'étais très intimidé à l'idée de me mesurer à cette voix stupéfiante. Mais il a été tellement charmant et relax. Le groupe est là, tout est très « old school », il ne perd pas son temps à chercher les paroles. En deux prises, la chanson était en boîte.
Après a voir vécu en Australie, à Berlin, à São Paulo et à Londres, vous semblez ne plus avoir ce besoin de toujours partir. Avec l'âge, vous avez trouvé un certain apaisement de ce côté-là...Je voyage encore beaucoup, mais en revenant au même endroit. Je ne vis plus à Londres, mais au bord de la mer, dans le sud de l'Angleterre. Pas loin de Brighton.
Vous avez annoncé qu'il n'y aura pas de tournée cette année-ci.Non mais bien quelques concerts à Paris, Londres et Berlin. J'ai envie de terminer cette année-ci le prochain album. Je viens aussi d'écrire un deuxième script pour le cinéma. Un western kangourou se déroulant en 1880 en Australie. Mais je ne jouerai pas dans le film...·
(LeSoir.com, 29 janvier 2003)