La Luna (Bruxelles), juin 1994

par Thierry Coljon

flamme.gif (21280 octets)

Des soirées pareilles, on en vit rarement sur une année!

Cela avait d'ailleurs plutôt bien commencé, jeudi et vendredi soir à la Luna, avec The Cruel Sea, les congénères australiens de l'ami Nick. A n'y regarder que distraitement, leur rock costaud ne fait guère dans l'originalité, le chanteur Tex Perkins passant beaucoup de temps à prendre la pose et à soigner son look de chanteur "grunge", mais c'est oublier que les amis des kangourous vivent la tête en bas, et qu'un reggae peut parfois surgir sans prévenir. Amusant.

"The Honeymoon Is Over", leur album, prétend que la lune de miel est finie. Elle ne fera que commencer entre le public et l'artiste dès la montée sur scène de Nick Cave. Ouvrant son set par "Loverman", Nick donne une bonne idée de ce que sera le concert. L'intro grondante précède la déflagration: toute l'horreur du mal d'amour se trouve figée sur le visage grimaçant du chanteur se tordant le ventre où se tient tapie l'extrême douleur.

Les Bad Seeds sont comme d'habitude redoutables d'efficacité et Nick est malgré tout jovial ce soir. Il est généreux de merci beaucoup (et même, après une heure de magie, d'un gentil bedankt pour introduire le rappel), parle franchement au public dont le premier rang ne cesse de lui passer des cloppes qu'il prend de bon coeur: côté fumette sur scène, il bat les records de Gainsbarre. Un hochet lui sera même offert, qu'il donne à son percussionniste. Quand quelqu'un ira jusqu'à lui demander de jouer de la guitare, il répondra non pas ce soir, c'est trop compliqué, j'ai des textes difficiles à retenir.

Le sommet déboule d'entrée de jeu avec le tiercé "City Of Refuge", "I Let Love In" et "Do You Love Me?". La salle gueule We love you, Nick pour le consoler. Nick apprécie et c'est tout le groupe qui en profite. C'est qu'il les soigne ses Mauvaises Graines, jusqu'à se lover dans le creux de l'épaule de l'imperturbable Blixa Bargeld avant d'esquisser un émouvant pas de danse, serré dans les bras de son guitariste préféré.

Nick est à ce point sympa, offrant une bouteille d'eau à un spectateur, qu'un autre gusse ose monter sur scène. Nick lui donne l'accolade, le garde longtemps sous son bras avant de le lâcher. Le gars tout content s'apprête à se lancer en un joli "jump" sur la tête des gens quand Nick, vif comme l'éclair, le plaque au sol avant de le ramener en milieu de scène et le livrer entre les mains de roadies qui l'amènent par la sortie arrière. Voilà la manière forte pour éviter toute escalade. Inutile de dire que plus personne ne s'est risqué à monter sur le podium.

De toute façon, le concert est terminé. Pour le rappel, Nick quémande Tex de Cruel Sea, comme il l'avait fait pour son dernier album, le grandiose "Let Love In" dont il fera évidemment le tour, mais son compère est absent aux abonnés. "Your Funeral My Trial" et "New Morning" clôturent donc sans lui une prestation impeccable de bout en bout. Nick n'a jamais si bien chanté, la cohésion est totale, le propos douloureusement actuel. Un chanteur a rarement exprimé avec autant de force et de pudeur la nausée que lui inspire le monde et le manque d'avenir, l'angoisse et le désespoir de ceux qui se demandent ce qu'ils sont venus faire sur cette terre.

Nick est un amoureux de la vie perpétuellement déçu. Les réactions du public sont comme un baume sur ses plaies ouvertes. Le chant sombre et digne, qui est celui d'un crooner de nos temps, nous accompagnera encore longtemps, hantant nos rêves comme nos cauchemars...

(Magazine des Arts et du Divertissement, 18 juin 1994) ... merci à Olivier P.