Accompagné
de prestigieux invités, le rocker australien raconte dix histoires
criminelles dans son dernier album.
LE
PROJET lui tenait à coeur depuis longtemps. Nick Cave, rocker
ténébreux des antipodes, a enfin consacré un
album entier au meurtre et aux assassins. La noirceur de cette entreprise
n'étonnera pas ses fans. Longue figure blême au regard
mauvais, cet Australien perpétuellement en exil (Berlin, Rio
de Janeiro, Londres) incarne depuis la première moitié
des années 80 la frange la plus funèbre du rock. Ce
choix aurait pu l'enfermer dans les caricatures d'une musique pour
Grand-Guignol cédant aux effets faciles du blasphème
et du sang. Mais avec le temps, Nick Cave s'est affirmé comme
un des plus puissants auteurs-compositeurs de sa génération.
Des disques d'une qualité constante (Kicking Against The Pricks,
Henry's Dream, Tender Prey, The Good Son, chez Mute et toujours avec
son groupe, les fidèles Bad Seeds) ont élaboré
un univers unique où ses pulsions autodestructrices (il aurait
survécu à seize surdoses d'héroïne !), ses
orages intérieurs tissent des liens profonds avec les incantations
maléfiques du blues, l'intimisme cruel d'un Leonard Cohen,
la noire magnificence de crooners existentiels comme Scott Walker
ou Lee Hazlewood.
OBSESSIONS
À LA FAULKNER
Traduit récemment en français, un roman, Et l'âne
vit l'ange (traduit de l'anglais par Christina Dauguet et Anne Dubois,
Le serpent à plumes, 472 pages, 130F), prouvait la cohérence
de ses obsessions faulknériennes pour le Sud marécageux
des Etats-Unis et une religiosité abîmée par l'alcool
et la consanguinité.
De la même façon, les dix chansons de Murder Ballads
sont moins préoccupées par le sadisme des criminels
que par la dramaturgie inhérente à ces histoires de
meurtres. Conteur hors pair, Nick Cave plante ses décors le
petit village du Middlewest de Curse of Millhaven, le saloon de O'Malley's
Bar, l'alcôve de Where The Wild Roses Grow , use du flash-back,
dessine des ambiances délétères, anime des personnages
rongés par la démence ou la mélancolie.
Les Bad Seeds tapissent ces intrigues d'un velours rouge sang. Valse,
ronde enfantine, ballades traditionnelles, rarement les mélodies
de Nick Cave auront été bercées aussi somptueusement.
Plusieurs invités dont l'ancien chanteur des Pogues, Shane
MacGowan, participent à cet exercice de damnation. Des silhouettes
féminines, belles victimes de la bête, viennent rejoindre
la voix profonde et menaçante de l'Australien.
Deux duos, en particulier, constituent les plus frissonnants moments
de ce disque. Sur Henry Lee, P. J. Harvey, diva extrémiste
du nouveau rock anglais, joue d'une sérénité
étrangement vénéneuse. Plus inattendue, Kylie
Minogue, sorte d'Ophélie Winter des antipodes, est un fantôme
d'une désirable pureté, fleur brisée par un psychopathe
dans Where The Wild Roses Grow, valse romantique devenue un succès
commerciale.
Et pour ne pas oublier que les obsessions meurtrières de Nick
Cave procèdent souvent de l'humour noir, Murder Ballads se
conclut par une reprise d'un morceau peu connu de Bob Dylan, Death
Is Not The End. La mort n'est pas la fin. Belle tombée de rideau
d'un disque joliment théâtral.
(Le
Monde, 10 février 1996)
... merci à Priscilla
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