Les séries noires de Nick Cave

par Stéphane Davet

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Accompagné de prestigieux invités, le rocker australien raconte dix histoires criminelles dans son dernier album.

LE PROJET lui tenait à coeur depuis longtemps. Nick Cave, rocker ténébreux des antipodes, a enfin consacré un album entier au meurtre et aux assassins. La noirceur de cette entreprise n'étonnera pas ses fans. Longue figure blême au regard mauvais, cet Australien perpétuellement en exil (Berlin, Rio de Janeiro, Londres) incarne depuis la première moitié des années 80 la frange la plus funèbre du rock. Ce choix aurait pu l'enfermer dans les caricatures d'une musique pour Grand-Guignol cédant aux effets faciles du blasphème et du sang. Mais avec le temps, Nick Cave s'est affirmé comme un des plus puissants auteurs-compositeurs de sa génération.
Des disques d'une qualité constante (Kicking Against The Pricks, Henry's Dream, Tender Prey, The Good Son, chez Mute et toujours avec son groupe, les fidèles Bad Seeds) ont élaboré un univers unique où ses pulsions autodestructrices (il aurait survécu à seize surdoses d'héroïne !), ses orages intérieurs tissent des liens profonds avec les incantations maléfiques du blues, l'intimisme cruel d'un Leonard Cohen, la noire magnificence de crooners existentiels comme Scott Walker ou Lee Hazlewood.

OBSESSIONS À LA FAULKNER
Traduit récemment en français, un roman, Et l'âne vit l'ange (traduit de l'anglais par Christina Dauguet et Anne Dubois, Le serpent à plumes, 472 pages, 130F), prouvait la cohérence de ses obsessions faulknériennes pour le Sud marécageux des Etats-Unis et une religiosité abîmée par l'alcool et la consanguinité.
De la même façon, les dix chansons de Murder Ballads sont moins préoccupées par le sadisme des criminels que par la dramaturgie inhérente à ces histoires de meurtres. Conteur hors pair, Nick Cave plante ses décors le petit village du Middlewest de Curse of Millhaven, le saloon de O'Malley's Bar, l'alcôve de Where The Wild Roses Grow , use du flash-back, dessine des ambiances délétères, anime des personnages rongés par la démence ou la mélancolie.
Les Bad Seeds tapissent ces intrigues d'un velours rouge sang. Valse, ronde enfantine, ballades traditionnelles, rarement les mélodies de Nick Cave auront été bercées aussi somptueusement. Plusieurs invités dont l'ancien chanteur des Pogues, Shane MacGowan, participent à cet exercice de damnation. Des silhouettes féminines, belles victimes de la bête, viennent rejoindre la voix profonde et menaçante de l'Australien.
Deux duos, en particulier, constituent les plus frissonnants moments de ce disque. Sur Henry Lee, P. J. Harvey, diva extrémiste du nouveau rock anglais, joue d'une sérénité étrangement vénéneuse. Plus inattendue, Kylie Minogue, sorte d'Ophélie Winter des antipodes, est un fantôme d'une désirable pureté, fleur brisée par un psychopathe dans Where The Wild Roses Grow, valse romantique devenue un succès commerciale.
Et pour ne pas oublier que les obsessions meurtrières de Nick Cave procèdent souvent de l'humour noir, Murder Ballads se conclut par une reprise d'un morceau peu connu de Bob Dylan, Death Is Not The End. La mort n'est pas la fin. Belle tombée de rideau d'un disque joliment théâtral.

(Le Monde, 10 février 1996) ... merci à Priscilla