Back


 par Stéphane Davet

On attendait une longue figure blême au regard mauvais. On rencontre finalement, dans le luxe d'un palace parisien, un gentleman filiforme dont les grosses lunettes ne sauraient cacher des yeux étonnamment clairs. Depuis le début des années 80, Nick Cave est censé incarner ce que le rock peut enfanter de plus funèbre. Cet Australien ténébreux a joué, comme peu d'autres, le théâtre de la cruauté et de l'autodestruction, tout en s'affirmant comme un des plus puissants auteurs-compositeurs de sa génération. Le chanteur donne aujourd'hui l'impression d'avoir laissé au vestiaire ses sanglants costumes de scène. Comme si la parution simultanée de King Ink, premier volume d'un recueil bilingue de ses chansons, poèmes et prose, et d'un nouvel album d'une sobriété aussi émouvante qu'inédite, The Boatman's Call, lui avait permis d'évacuer ses plus noirs démons.

La lecture de ses premiers textes montre, que dès ses débuts, Nick Cave s'est soucié de construire son propre univers. Violence, sexe, pourrissement, péché et damnation s'épanouissent au cœur des bois et des marais. De disque en disque, il ne cessera d'étoffer le décor de ses obsessions.

Très jeune, le crooner vénéneux a été à bonne école. " Quand j'étais enfant, explique-t-il, mon père, qui était professeur de littérature anglaise, me prenait à part pour me lire des passages de ses livres préférés. La scène du meurtre de Crime et châtiment, de Dostoïevski, les premiers chapitres dans Lolita de Nabokov, ou des extraits de pièces de Shakespeare comme Titus Andronicus. Je ne comprenais pas tout ce qu'il me disait, mais je le voyais se transformer au moment de sa lecture, comme possédé par ces textes." Dès cette époque, il aura ainsi l'intuition d'une des fonctions de l'art. " Je comprenais le rôle que jouait pour lui la littérature. Elle lui permettait de s'élever de la banalité du quotidien et de le protéger. Quand j'ai commencé à écrire, j'ai cherché à fabriquer un environnement avec sa propre moralité, son décor et ses personnages. Un endroit où je pouvais me réfugier, coupé du monde."

Si la peinture semble devoir être son premier asile, Nick Cave choisit finalement d'exprimer ses frustrations au sein d'un groupe de rock, The Birthday Party. Symbole de l'extrémisme post-punk, ce groupe sauvage vivra son goût de l'agression et du danger avec une rare intensité. Alliant la violence dionysiaque des Stooges, les concassages du Captain Beefheart au souffle lyrique d'un Jim Morrison destroy, The Birthday Party faisait de la catharsis un art de vivre. " The Birthday Party me donnait l'occasion d'afficher publiquement mon dégoût du monde, se souvient le chanteur. Normalement, il est impossible de se mettre au coin d'une rue pour frapper et insulter ses semblables. Le groupe m'offrait cette possibilité sans finir en prison."

Dès cette époque, ses chansons sont imprégnées de références religieuses. Sur scène, cette immense silhouette prend souvent des allures de prédicateur fou. " La Bible a toujours été ma principale référence littéraire. A l'époque, j'étais obsédé par l'Ancien Testament. J'étais attiré par ce Dieu de châtiment, cruel, jaloux. Capable d'écraser une nation entière. Je trouvais que le monde méritait un tel Dieu. Ce dégoût, je le ressentais aussi pour moi-même." Au point que ses pulsions autodestructrices le pousseront plus d'une fois au bord du précipice. Ne dit-on pas que Nick Cave aurait survécu à seize overdoses d'héroïnes ?

Etouffé par l'isolement australien, le groupe quittera vite les antipodes pour une vie d'exil. Après Londres, la scène alternative berlinoise accueillera à bras ouverts ces rockers azimutés. Nick Cave restera trois ans en Allemagne. Le temps de séparer The Birthday Party, de recruter avec le toujours fidèle Mick Harvey, en 1983, de nouveaux musiciens, les Bad Seeds (dont l'Allemand, Blixa Bargeld, d'Einstürzende Neubauten), capables d'illustrer plus librement les textes d'un auteur qui s'affirme au point de tourner avec Wim Wenders pour Les Ailes du désir (1987).

A cette époque, le chanteur enracine son univers dans une Amérique fantasmée. Les décors putrescents du Delta du Mississippi, la décrépitude du Sud profond forment la toile de fond mythique de ses créations. Conséquemment, Nick Cave se nourrit du blues primitif de Blind Lemon Jefferson, des incantations de John Lee Hooker, fasciné par la puissance de ces histoires sexuelles et maléfiques. Un de ses albums, Kicking Against the Pricks, se partagera entre reprises country lugubres et blues obsédants. Un autre, The Firstborn is Dead, fera référence au frère jumeau, mort-né, d'Elvis Presley. Il avoue un amour pervers pour le King vieillissant. " Il était gros, très malade, bourré de drogues, mais aussi un chanteur très émouvant. L'histoire d'Elvis est pour moi une parfaite métaphore du pourrissement de l'Amérique."

Son imagination littéraire sera alimentée par ces obsessions, au point d'écrire, en 1989, à la demande d'un éditeur, un premier roman, Et l'âne vit l'ange, pétri de références aux grands romanciers du sud des Etats-Unis. Prenant ce défi très au sérieux, Nick cave investira beaucoup d'énergie dans cette histoire baroque d'enfant muet, fils d'une mère alcoolique et d'un père psychotique, torturé par l'obscurantisme religieux dans un décor de marécages. Traduit en treize langues, le livre sera un succès. " J'ai eu l'impression que l'écriture s'échappait de moi naturellement. Je réalisai ce que mon père, écrivain frustré, n'avait pu réussir. Mais je suis sûr que je peux mieux faire. Je regrette d'avoir autant fait référence au sud des Etats-Unis. Aujourd'hui, jai envie de me mettre à un nouveau roman."

Dans les années 90, l'art de Nick Cave a évolué vers plus de classicisme. Influencé aussi par l'intimisme de Leonard Cohen et la magnificence de crooners existenciels comme Scott Walker ou Lee Hazzlewood, il a structuré ses chansons et fortifiés ses mélodies. Si The Birthday Party se vautrait sur du verre pilé, les Bad Seeds affectionnent le velours rouge et les ors ternis. Encore capable de coups de sang - Your Funeral… My Trial, Tender Prey, Henry's Dream - l'Australien joue plus volontiers de la nostalgie - The Good Son, Let Love In. Il analyse cette évolution en termes de religiosité. " Après l'Ancien, j'ai été attiré par le Nouveau Testament et la vie du Christ, une figure plus douce et humaine que ce Dieu de colère. Par rapport aux dogmes et aux règles, le personnage du Christ libère l'imagination et l'individualisme. Ma musique était faite pour blesser. Elle est devenue plus mélancolique et compatissante."

Une dernière fois, Nick Cave a mis en scène ses obsessions meurtrières. En consacrant en 1996 un album entier - Murder Ballads - au crime et aux assassins, il se libérait sur le mode théâtral, et avec pas mal d'humour, des artifices de son petit monde.

Aujourd'hui, il a rangé son couteau et se contente de son piano pour jouer au bourreau des cœurs. Longtemps, sa fascination pour les femmes ne pouvait se concevoir sans allusion morbide. Une rencontre l'a transformé. L'histoire d'amour et la séparation qu'il a vécues il y a quelques mois avec P.J. Harvey, diva extrémiste du nouveau rock anglais, lui a donné envie, pour la première fois, de s'avancer sans masque.

Les chansons de The Boatman's Call disent simplement sa passion et son spleen. " Il est encore trop difficile pour moi de parler de ces morceaux. Cet album présente une joie et une douleur ordinaires. Je ne me suis pas cette fois réfugié dans mon univers. Et je me sens beaucoup plus vulnérable."

(Le Monde, dimanche 9 - lundi 10 mars 1997)