Propos recueillis par
Françoise-Marie Santucci
à l'occasion du concert prévu au Grand Rex à Paris.
Récemment, le frère de Nick Cave lui a écrit, pour la première fois depuis des lustres : " J'ai écouté ton disque, je suis désolé que tu ailles si mal." La sollicitude s'imposait, The Boatman's Call, dixième album de l'Australien, journal très intime de ses amours en rade, sonne comme une mise à nu, sans décorum. Après vingt ans de fixette religieuse, de dérives junkies et de chroniques acides, après les excès punks de l'époque Birthday Party, après son virage blues piqué de pultiples démons, le crooner tombe le masque : " Pendant l'enregistrement du disque, je subissais de rudes épreuves sentimentales. La séparation, la douleur ; qui n'a jamais vécu ces moments ? C'est ce que j'ai essayé de décrire, de manière honnête et ordinaire, sans user de paraboles." L'histoire débute il y a plus d'un an, lors de la mise en boîte de Murder Ballads, son précédent album. Nick Cave avait convié quelques personnes à chanter avec lui : kylie Minogue, Shane Mc Gowan, PJ Harvey. Avec la rugueuse Anglaise, sombre et directe, le courant passe illico. Le disque est un succès, l'idylle aussi : pendant quelques mois, Nick et PJ forment le couple le plus excitant de la scène rock jusqu'à la rupture. Même si Nick Cave refuse toujours d'évoquer son ex-amante, trois chansons, sur The Boatman's Call, lui sont manifestement adressées : West Country Girl, Black Hair et Far From Me. " Ce sont de petites prières, des messages intimes, qui ne sont pas destinés au monde entier, juste à moi-même et cette personne. Quand les choses sont aussi irrémédiablement et brutalement cassées, la musique reste le seul moyen d'exprimer des sentiments." Long silence. " Mais ce n'est pas la fin du monde." Au saut du lit, Nick Cave grille cigarette sur cigarette, rit souvent, et parle d'une voix douce au téléphone. L'heure du bilan ? J'essaie de m'en tirer le mieux possible, de découvrir ce que je ressens vraiment. Même si la vie me rend souvent maussade, ça me chiffonne qu'on qualifie cet album de dépressif. Certaines chansons, très positives, sont des célébrations de l'être aimé ; elles montrent que l'amour peut être aussi une forme de délivrance. Êtes-vous toujours aussi sombre ? Oui et non. Ce disque est très drôle, j'y ai glissé beaucoup d'ironie, je me moque de moi-même. Parfois, j'arrive à être heureux, ça varie. Une succession de hauts et de bas, je dois combattre sans cesse mes humeurs. J'apprends, malgré le sort, malgré la pression, à rester moi-même. Quand je cesse de lutter contre la terre entière, ça va. Heureusement, mon fils a changé ma vie. C'est une source de bonheur inépuisable, et très simple. Vous avez 40 ans cette année. Vous sentez-vous plus serein ? Non, serein n'est pas le bon terme. Je ne suis toujours pas apaisé. Mais plus adulte, oui peut-être, et plus ouvert. La solitude affective vous pèse-t-elle ? Je suis célibataire en ce moment (rires) et heureux de l'être. En fait, je suis quelqu'un d'assez solitaire et secret, les relations sentimentales me semblent toujours compliquées. J'ai ma façon très personnelle de voir les choses, or l'amour nécessite beaucoup de compromis. Ça a du bon, je crois, mais à mesure que l'on vieillit, on s'accroche à ses habitudes, et comprendre l'autre représente un sacré effort. Car même si vous vivez dans le chaos, vous apprenez à l'organiser, vous bâtissez vos règles à l'intérieur de ce chaos, et l'autre n'y a pas forcément place. Vous chantez de façon plus simple, plus relâchée. Appréciez-vous votre voix ? J'aime ses limites. Je sais qu'elle fait passer beaucoup d'émotion, mais elle est assez limitée, et ça me convient. Sur cet album, elle est plus fluide car l'enregistrement était détendu, malgré tout. Je n'ai pas fait beaucoup d'essais. Je chante une chanson, et hop, à la suivante. Les arrangements dépouillés laissent peu de place à votre groupe, les Bad Seeds. Ne sont-ils pas frustrés ? Non, j'ai l'un des meilleurs groupes du monde, dont le seul but est de servir les chansons. Ils m'ont écouté jouer au piano. Puis chacun donnait son avis. La plupart du temps, ils se retiraient : " Le morceau se tient comme ça. Inutile que j'y joue." J'apprécie cette humilité, surtout chez Blixa Bargeld (guitariste, ndlr). D'habitude, on ne peut pas les arrêter, il faut qu'ils placent leurs putains de notes partout. Mais mon groupe n'est pas comme ça. Avec moi, ils n'ont pas besoin de prouver qu'ils savent jouer. Comment allez-vous retranscrire cette atmosphère intimiste sur scène ? Le concert sera assez dépouillé, calme. Certaines personnes réagiront sûrement mal à tant de lanteur. Mais cette tournée m'enchante, quel défi. On joue depuis si longtemps, et de manière si confortable : du boucan, de l'intimiste, et hop, le contrat rempli, chacun rentre chez soi content. Cette fois, ce sera différent, plus risqué. Que ferez-vous après cet album, si intime qu'il semble marquer la fin d'une époque ? Je vieillirai, tomberai malade et mourrai (rires). C'est vrai que cet album est décisif, c'est le disque que j'ai toujours rêvé de faire, mais il ne mène nulle part, il symbolise la fin de quelque chose. L'écriture me semble moins condamnée. J'ai déjà publié un roman (Et l'âne vit l'ange, 1993, ndlr), et j'ai vraiment envie de continuer. Vous avez déjà commencé un nouveau roman ? Oui, quelques pages. Mais je préfère ne rien en dire, juste que c'est une très belle histoire. Je ne me sens ni pressé ni angoissé. Quand vous vieillissez, votre travail prend du sens, s'inscris dans une perspective. Dans ma jeunesse, je vivais dans une panique absolue, le disque à enregistrer, la tournée, l'autre disque. Maintenant, c'est fini. Je ne referai un album que si j'en ai envie. Et sinon, au diable la musique. (Le Monde, lundi 28 avril 1997)
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