La sagesse désenchantée
de Nick Cave
par Bruno Lesprit
Accompagné de ses fidèles Bad Seeds, le rocker australien reconverti en crooner présente les chansons de son nouvel album, "No More Shall We Part", à l'occasion de deux soirées à l'Olympia. LONDRES de notre envoyé spécial Il y a une quinzaine d'années, la perspective de rencontrer Nick Cave dans la "chambre verte" d'un hôtel baptisé Gore aurait été inquiétante. Avec un patronyme prédestiné, le chanteur incarnait alors, à son corps défendant, le rock gothique. Attirance pour le macabre, dégoût de soi, autodestruction, surdoses à répétition, l'enfant terrible du punk-rock australien a côtoyé tous les gouffres. Fort heureusement, Nick Cave a refusé de rejoindre le panthéon des martyrs du rock, en cessant peu à peu d'assouvir les fantasmes morbides de son public. Au fil des ans, le prêcheur illuminé s'est métamorphosé en gentleman mélancolique et taciturne. Installé dans un fauteuil, il pose son journal et savoure son thé dans un établissement de Kensington, pendant qu'un feu crépite dans la cheminée. A quarante-trois ans, le desperado se serait-il apaisé dans un confort bourgeois? Miraculeusement, Nick Cave est entré dans l'âge adulte sans que ses œuvres s'affadissent. Ses onze albums studio sont d'une constance qualitative rare, de From Her to Eternity, en 1984, au récent No More Shall We Part. On avait laissé l'artiste en 1997, en plein naufrage sentimental. Avec le magnifique The Boatman's Call, disque cousin du Blood on the Tracks de Bob Dylan, Nick Cave narrait, avec une douleur pudique, son divorce et sa liaison avec sa consœur anglaise PJ Harvey. Quatre ans après, les blessures ne sont pas complètement cicatrisées. "Je suis très mal à l'aise lorsque j'entends des chansons de The Boatman's Call, dit-il entre deux silences. Il y avait un aspect bien peu héroïque dans ce disque, l'aveu que mon amie ne voulait plus de moi, une situation banale. Dans No More Shall We Part, ce besoin de confession intime a disparu. C'est un recueil de chansons qui existent par elles-mêmes, l'auditeur n'a rien à savoir de ma vie privée, et cela me soulage." No More Shall We Part amplifie d'abord le changement d'orientation musicale initié par The Good Son, en 1990, enregistrement qui suivait l'établissement de Nick Cave à Sao Paulo – il a aussi eu, comme ses idoles David Bowie et Iggy Pop, sa période berlinoise, et vit aujourd'hui à Londres. Les ballades ont remplacé les rock tribaux et déstructurés des débuts, les caresses d'un piano longtemps martyrisé se sont substituées aux guitares blafardes. Sa voix a évacué râles et grognements pour prendre peu à peu l'étoffe de celle d'un crooner, sans le moelleux ni le mielleux. L'écriture s'est aussi bonifiée. Le chanteur a souvent puisé son imaginaire dans la Bible ("Je ne la lis plus, je l'ai suffisamment fait pour qu'elle imprègne en permanence mon cerveau") et un Sud des Etats-Unis évidemment puritain, pourri et malsain. Obsédé par le destin d'Elvis Presley, Nick Cave, en bon mythomane, comme Malraux, a splendidement décrit l'esprit du "Deep South" sans avoir jamais mis les pieds à Tupelo ou à Memphis. On imagine alors ce fils d'un professeur de littérature anglaise dévorant la prose des héritiers de Faulkner. A tort. Parmi les lectures qui l'ont marqué récemment, il cite "un livre sur Stalingrad, une biographie de Karl Marx, et surtout True History of the Kelly Gang, un roman de Peter Carey sur la vie de Ned Kelly, très excitant pour moi parce que l'auteur évoque la région où j'ai grandi, Kelly Country". La figure mythique du bandit australien, jadis interprété à l'écran par Mick Jagger, lui fournirait d'ailleurs un excellent sujet à chansons, après les Murder Ballads de 1986, consacrées aux criminels. Grandiloquente, hantée, sa plume n'a pas toujours évité ni les facilités ni les clichés. Pour No More Shall We Part, il a su exprimer la religiosité et la ferveur gospel sans incantations bondieusardes, la cruauté sans cynisme, l'amour sans sentimentalisme. Nick Cave a aujourd'hui atteint une sagesse désenchantée qui le rapproche de Leonard Cohen : "J'ai toujours été enthousiasmé par le monde et les gens qui m'entourent, et je porte beaucoup d'amour à l'humanité. Mais il y a le revers, un sentiment de malaise sur notre condition et nos relations. Vous, Français, avez probablement trois mille mots pour décrire cet état d'esprit qui ne se résume pas à la tristesse." A l'Olympia, Nick Cave sera accompagné par les Bad Seeds (les mauvaises graines), une formation qui lui est restée fidèle, et réciproquement, depuis 1984, menée par son "double musical", le multi-instrumentiste Mick Harvey. "Je pourrais faire des disques sans les Bad Seeds mais je n'en vois pas la raison, explique-t-il. Ils peuvent tout faire. Quand je veux changer de son, nous accueillons un nouveau membre." Ce groupe à géométrie variable a permis en effet à Nick Cave d'aborder les registres qu'il souhaitait – rock, qu'il soit classique ou industriel, blues, country, gospel, soul. Pour No More Shall We Part, les Bad Seeds ont convié les sœurs canadiennes Anna et Kate McGarrigle à apporter leurs voix rêveuses et l'âme du folk. Auteur célébré, Nick Cave s'est habitué à ce que d'autres (de Metallica à Ute Lemper, en passant par Noir Désir) interprètent ses chansons. Mais plus que toutes, une reprise récente l'a comblé. En 1986, dans l'album Kicking Against the Pricks, Nick Cave s'était emparé d'un titre de Johnny Cash, The Singer. "L'homme en noir" lui a retourné l'hommage en interprétant The Mercy Seat, les derniers instants d'un condamné à la chaise électrique. "Johnny Cash est le chanteur que j'ai écouté avant tous les autres. Gamin, je regardais son show à la télé, avant d'acheter mon premier disque." On lui fait remarquer les similitudes entre deux ténébreux qui ont consommé des stupéfiants plus qu'à leur tour, se sont assagis, mais que la religion continue de tarauder. "C'est vrai, sourit-il, mais il va probablement plus souvent à l'église que moi." (Le Monde, le lundi 28 mai 2001)
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