Nick Cave à l'Olympia
Les racines d'un rocker ténébreux
par Stéphane Davet
Le fantôme de l'Olympia aura sûrement été sensible aux somptueuses incantations de Nick Cave. Les 14 et 15 juin, accompagné des Bad Seeds - son groupe depuis dix ans -, ce prince du rock ténébreux avait convoqué sur la scène parisienne une cohorte de personnages habités par la violence noire de leurs émotions. Malgré peu d'effets de lumière et de mise en scène, le chanteur australien a occupé l'espace avec la démesure d'un acteur possédé par ses rôles. Suivi par ses musiciens et par le public, il a triomphé par la grâce de ses chansons. Cette noirceur aurait pu lui nuire. A ses débuts, dans la première moitié des années 80, Nick Cave était l'archétype d'un rock funèbre né des désillusions postpunk. Longue figure blême, roulant un regard halluciné, il hurlait avec son groupe d'alors, Birthday Party, dont la seule ambition était d'être aussi agressif que possible. Cette musique aurait pu l'enfermer dans les caricatures d'un rock " gothique " amateur de blasphèmes et de crucifix. On percevait déjà pourtant des allusions à des paysages fort éloignés des Carpates. Marécages, sorcellerie, vaudou et une fascination déclarée pour le Sud profond des Etats-Unis l'ont mené sur la bonne voie. En 1984 et 1985, ses deux premiers albums solo _ From Her to Eternity et The First Born is dead (en référence aux frères jumeaux mort-nés d'Elvis Presley) _ freinaient le côté introspectif. Tout en revendiquant un double parrainage : en reprenant d'abord Avalanche, un des titres les plus déprimants du chanteur canadien existentialiste Leonard Cohen, et en ouvrant son deuxième album par Tupelo, standard blues de John Lee Hooker, son autre idole. Enracinant ses textes dans une tradition, citant enfin ses sources, le troisième album _ Kicking against the Procks _ était entièrement constitué de reprises. Un disque de rédemption qui réglait des dettes tutélaires et fournissait des clés pour l'avenir. C'est à partir de cette collection de morceaux hétéroclites, allant de Johnny Cash à Roy Orbison, de Tom Jones au Velvet Underground, que l'Australien établira ses nouveaux critères d'écriture et de composition, plus attachés à la construction et aux mélodies. En démontrant aussi les ressources dramatiques de certaines musiques populaires, Nick Cave donnait de l'épaisseur à son propos. Du blues, il a ainsi retranscrit les pulsions animales, une tension sensuelle flirtant parfois avec le démon. Il s'est nourri aussi des destins cruels des musiciens mythiques du delta : Robert Johnson, Blind Lemon Jefferson, Skip James. La country lui a donné le goût des histoires et des excès de mélancolie. Il a découvert dans le romantisme des crooners des abîmes de désespoir. La puissance incantatoire du gospel lui a inspiré des visions de prédicateur plus en phase avec le Malin qu'avec la lumière divine. Des échos de musiques européennes (Kurt Weill, Brel, le cabaret mitteleuropa) percent aussi, consolident sa dramaturgie et son esthétique. Exilé de son Melbourne natal, il a transité par les brumes londoniennes et les frimas berlinois, y a fréquenté Wim Wenders et composé des chansons pour les Ailes du désir et Si loin, si proche. Egalement écrivain - son roman And the Ass saw the Angel a été bien reçu - et acteur (son impressionnante interprétation d'un prisonnier dans Ghosts of the civil dead), Nick Cave a poursuivi son errance jusqu'à Sao-Paulo. Sous les tropiques, il élève son fils et compose des albums où se côtoient tourments et plénitude. Le dernier en date, Let love in, magnifique exercice sur la cruauté des plaisirs amoureux, servait de trame principale à ses concerts de l'Olympia. A un rythme presque parfait, on a vu les Bad Seeds alterner ballades amples et rocks convulsifs. Ce groupe, composé de musiciens jouant par ailleurs dans d'autres formations dispersées sur trois continents, n'en a pas moins acquis une cohésion remarquable. Quant
à Nick Cave, sa voix profonde se fait menaçante jusqu'à
des coups de sang meurtriers qui font se plier en deux sa grande carcasse.
Il fouette l'air de ses cheveux et martèle le sol de sa botte.
Ses orages intérieurs éclatent en chansons. (Le Monde, 17 juin 1994) ... merci à Priscilla
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