Funambule
contredit, Nick Cave vogue sur le fil du rasoir. Jamais ce soir, plus
cornélien ne se fera le choix : la violence se raisonne, mais
la sagesse rebrousse chemin devant la menace de ses pulsions assassines.
Dans
la douceur, Nick Cave ouvre la porte de ses ténèbres.
21h15 : la chaleur de l'Olympia se love dans le coton des premières
notes de " Fifteen feet of pure white snow ". Sur scène,
les lumières translucides éclairent, timides, l'entrée
pourtant modeste des Bad Seeds. Devant le bloc, le roi des corbeaux
gémit sa lueur d'espoir, inocule le spleen. Mais, refusant
l'apoplexie, c'est la rage qui refluera tout le long de ce premier
set parisien, aux prises avec les effusions d'amour collective. De
l'assistance, un anonyme scande : " We love you ! ". Le
sourire esquissé par la réponse mime le cynisme : "I
love you too. Sometimes ".
Nick Cave est devenu ambigu.
Sa musique a perdu certains automatismes, certains réflexes
tribaux qui firent du King of Crows une incarnation terriblement humaine
de la perte de contrôle, derrière les froides mécaniques
de " The first born is dead " ou " Your funeral my
trial ". Ces premiers efforts, enfouis sous la conquête
progressive d'un certain classicisme, gardent en fait une certaine
actualité : sous la glace, le feu brûle toujours. Les
guitares crachent salement, et tachent la palette veloutée
des pianos. Le corps sec de Nick Cave se convulse, nie sa propre logique.
Le costume s'abandonne. " The mercy seat " déboule,
saturé d'émotions. Nick Cave prêche, montre du
doigt les premiers rangs. Et le visage de grimacer sous l'effort,
la chemise de se gorger de sueur.
Qu'il se pose au piano le temps d' " Into my arms " ou "
God is in the house ", une crispation incessante s'empare de
Cave, victime de tensions indicibles et avouées, exposées
à l'avidité d'un public médusé et nécessairement
conquis. La candeur de " As I sat sadly by her side " subit
elle-même les soubresauts de la prise de conscience, comme si
Cave réalisait soudain l'urgence du moment, de la chance offerte
de lui donner la force. Derrière, The Bad Seeds, immobiles
et impeccables, déchirent puis enrobent les notes et leur donnent
la respiration nécessaire, souffle vital des attaques du leader
dandy (" The weeping song ").
Les efforts obsessionnels de Blixa Bargeld déconstruisent l'approche
classique de la guitare, en butte aux rigoureux compléments
rythmiques et harmoniques de Mick Harvey. Si " Papa won't leave
you Henry " connaît certains tremblements, le groupe s'extirpe
avec une classe méprisante du guêpier pour achever d'un
dernier rappel un Olympia estomaqué par deux heures pleines,
marquées aussi par les absences inévitables ("
From her to Eterniy ", " Tupelo ") et la générosité
d'une formation intemporelle, au retour forcé par les longues
minutes d'un rappel final imprévu : quatorze minutes de cris
et de joutes adressées au vide de l'absence.
Au bout, la lueur. Dans une dernière danse, neuf corps promis
au repos, indécis et bousculés, réintègrent
la scène et tombent le masque pour toujours.
(Obskür[e].com,
mai 2001)
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