Nick Cave, ni démon

par Thomas Erber

Dandy, romancier, poète, acteur, musicien, objet de culte, romantique, punk, baladin... Tel est Nick Cave. Un artiste rare qui en vingt ans de carrière n'a jamais déçu ses fans, comme le confirme la sortie de son nouveau disque à la beauté contenue et prodigieusement contagieuse.

Prologue.

La première fois que j'ai rencontré Nick Cave, c'était il y a quatre ans, à l'occasion de la sortie de son album magnifique The boatman's call. Fan invétéré, la gorge nouée, je n'en menais pas large. La rencontre devait se faire à Portobello, au-dessus d'un café qu'il venait d'acheter avec son manager. Je l'attendais là depuis quelques minutes, lorsqu'il arriva. Il était malade, venait d'annuler une interview pour The Guardian, et semblait d'humeur passablement excédée. Il faut dire que Nick Cave ne porte pas les médias dans son cœur. Non par hostilité basique, mais plus simplement parce qu'il se sent plus proche, à juste titre d'ailleurs, de l'axiome du style : " Intéressez-vous à l'oeuvre, pas à l'artiste. " Et l'entrevue se passa sur le fil du rasoir. Prête à rompre à tout moment. Lui de guetter la faille, moi de l'éviter pour parvenir au terme d'une épreuve qui se révélerait rétroactivement passionnante, et de surcroît à la hauteur de mes espérances : l'homme-artiste était bel et bien conforme à son aura...

Paris, le 10 février 2001.

C'est arrivé avec la vitesse d'un télégramme. Nick Cave, après quatre longues années de silence, allait sortir un nouveau disque avec les Bad Seeds, son groupe de prédilection. Et il n'accorderait que quelques rares interviews.

Londres, le 15 février 2001.

Le Gore Hôtel, lieu mythique du rock " dandy " de Londres dont le bar a connu pléthore de soirées atomisées, sera le lieu de rencontre pour une seconde discussion avec l'Australien le plus célèbre du rock. La porte de la " chambre verte " qui servira d'alcôve à notre interview à peine franchie, le choc est de taille. Nick Cave est confortablement assis dans un fauteuil club, jambes croisées, habillé d'un costume pied-de-poule et portant la cravate avec un charme désuet. Il se lève, courtois, presque affable, et m'invite à prendre place dans le canapé qui lui fait face. Les murs lambrissés, les livres qui tapissent un pan de mur s'érigeant à ma gauche et la lumière tamisée donnent à cette rencontre une allure mystérieuse, ouatée, presque gothique, digne d'un roman d'Horace Walpole. Un décor qui s'accorde à merveille avec la tessiture de son nouvel album. Plus apaisé, drapé d'un romantisme élégant et n'excluant pas pour autant complètement les démons du chanteur/auteur à l'écriture ombragée. " Je ne dirais pas que je suis moins chaotique qu'auparavant. Mais plutôt que j'appréhende mieux les tourments qui me hantent. Je parviens à les canaliser avec plus de justesse. Et surtout, je n'ai plus le même âge. Il serait ridicule pour moi de continuer à produire le même genre de musique que celle que je faisais lorsque j'avais dix ans de moins. Vous savez, le milieu du rock est impitoyable, très périlleux à vivre au quotidien. On est bien loin des clichés véhiculés par la presse ou la télévision. Il est très difficile de ne pas y perdre sa dignité. Lorsque que je me retourne sur ma carrière, sur les différentes choses que j'ai accomplies, je ne ressens aucune fierté, pas plus que je n'ai de regrets. La seule chose que je me dis parfois, c'est que mon implication dans la musique aurait pu être plus judicieuse. Si j'avais été moins destructeur, moins excessif, il va de soi que ma musique n'en aurait été que meilleure. Mais à quarante-trois ans, je ne peux avoir les mêmes prétentions qu'à vingt ans. Le rock est un truc de jeunes, et j'avoue que je ne comprends pas bien tous ces types de mon âge qui essaient de pervertir son essence. " Peut-être doit-on voir dans cette déclaration l'explication justifiant l'influence musicale de ses deux derniers disques, toujours sombres et envoûtants, mais diablement apaisés dans leur conception et dans leur sonorité. Car pour ceux qui ne le sauraient pas ou l'auraient oublié, rappelons que Nick Cave fut d'abord l'un des plus indomptables princes du rock. Un poète écorché à l'univers foisonnant dont la quête consistait à se brûler les ailes tous les jours un peu plus à défaut de découvrir le Graal salvateur. Des Birthday Parry, son premier groupe " proto-punk ", aux Bad Seeds, le groupe avec lequel il se produit depuis seize ans maintenant, en passant par le plus insipide Boys Next Door, Nick Cave n'a pas connu le répit. Sa vie s'est confondue avec son art, sa vie est art. Phénomène à la limite de l'autisme, digne d'un héros faulknérien, jamais rassasié, toujours sur la route, l'homme ne trouvait pas de paix, pas de lieu pour rasséréner ses craintes abrasives. De l'Australie où il naquit à Berlin où il vécut des années d'excès créatifs (sa survie tint du miracle), à Sao Paulo où il séjourna un temps, l'errance a toujours été son chemin de croix, ainsi qu'une partie de son liquide amniotique.

" Depuis deux ans je travaille de façon monacale. "

Pourtant, depuis quelques années, l'homme s'est sédentarisé à Londres où il vit en reclus, aussi discrètement qu'un cadre de la City. " Je me suis posé ici, car il devenait vital que je me fixe. Pour la cohérence de mon travail, et la survie de ma vie familiale. Depuis deux ans, je travaille de façon monacale. J'ai un bureau dans Londres. Je m'y rends en voiture tous les matins. J'y arrive à neuf heures et j'en repars à dix-huit. Dans cet espace, je n'ai qu'une machine à écrire, un piano et des livres. Je ne reçois personne, je ne travaille qu'en compagnie de la solitude. Et c'est une expérience qui m'apporte énormément. " Et cela se ressent sur son travail. Les chansons de son nouvel album sont des exemples de simplicité, une épure que beaucoup recherchent sans jamais vraiment se donner la peine de s'offrir la discipline pour y parvenir. Léonard Cohen s'isole au milieu de montagnes californiennes, Nick Cave lui, s'isole en ville. La punition est sévère mais porte ses fruits, car jamais il n'avait atteint une telle sobriété le conduisant si près de la perfection. Comme si, plutôt que de combattre ses démons dans la violence et le néant, il avait fini par les accepter. " C'est exactement ça. Il y a une acceptation consciente et véritable de ma personne. Il y a encore d'innombrables choses qui me répugnent dans le monde et je crois qu'elles me dégoûteront jusqu'à ma mort, mais au moins j'ai trouvé un terrain d'entente avec moi-même. Ce qui ne veut pas dire que je vis en paix pour autant... " Mais ça, une écoute attentive de ses nouvelles chansons nous le confirme subtilement. Si la forme est plus mélancolique que révoltée, si les mélodies affichent un minimalisme flamboyant, le chant de Nick Cave gagne en profondeur pour devenir celui d'un grand chanteur ayant atteint l'atemporalité. Ses textes eux, conservent leurs zones d'ombre. Dieu est quasiment présent dans chacun d'entre eux, ainsi que la tentation et le goût du péché, la rédemption et le calvaire qui la précède. " Dans le passé, l'équilibre m'a toujours effrayé. J'étais mortifié par la routine du quotidien, par l'idée de la médiocrité qui pouvait en découler. Mais il fallait que ça change, notamment à travers mon art, où l'acte de créer gagnait en puissance par la force d'une discipline ; cet acte pouvant être sinon véritablement destructeur. " Tant et si bien qu'à l'aune de son dernier album, on ne peut que lui souhaiter de persévérer dans cette direction, car contre toute attente, c'est la musique, son auditeur et son auteur qui y gagnent sur tous les terrains. Ceux de la grâce qui imperceptiblement s'est extraite des affres du temps pour devenir immortelle.

(L'Optimum, avril/mai 2001) ... merci à David (Labels)