A l'occasion de la sortie de son dernier
"The Boatman's Call" apaisé, l'homme qui ne rit jamais parle.
C'est sous un crachin glacial et
pénétrant dont Londres a le secret qu'on arpente les rues de Notting Hill, pestant
après l'Empire britannique au moment de traverser une rue les yeux du mauvais côté et
d'augmenter le pourcentage qu'on imagine alarmant d'étrangers réduits en steak tartare
sous les roues des bus à impériale. Placardé à la une de tous les journaux, la tronche
d'OJ Simpson fait pour une fois plaisir à voir, encadrée de la mention "coupable",
"il est cuit" ou "trahi par ses chaussures de tante".
L'ex-vedette des Buffalo Bills sera aujourd'hui le sujet n°1 des dîners en ville, juste
devant ce bon vieux Noel Gallagher et ses déclarations pro-dope.
IDYLLE
Le temps de descendre
Portobello dans les vapeurs de graillon des fish & chips et on retrouve Nick
Cave, installé dans un minuscule appartement pourri, au-dessus du non moins pourri
Portobello Café. Volonté affichée d'impressionner les journalistes par un cadre naturel
à l'esprit rock'n'roll ? Ce sera de toute façon plus agréable que ces groupes grunge
donnant audience dans des 5 étoiles hollywoodiens. Grand et maigre, traits marqués et
teint livide, le roi Nick se lève poliment pour nous accueillir, avant de s'effondrer
dans son trône, un fauteuil club élimé aux accoudoirs artistiquement perforés de trous
de cigarette. La pièce est sombre, sans meubles, proche de l'idée que doit se faire Nick
Cave d'un petit intérieur coquet.
"Tu veux de la Vodka ? fait-il en désignant une bouteille. Le journaliste
danois de tout à l'heure me l'a offerte. Je crois qu'il espérait qu'on la viderait
ensemble. J'ai dû le décevoir, je ne bois plus que du thé pendant la journée. Ca fait
partie de mes nouvelles résolutions..."
Le bonhomme est impressionnant,
parle de cette voix chaude et profonde, reconnaissable entre mille. Blotti au fond de son
fauteuil, engoncé dans un costard croisé noir cintré, il a l'air d'une araignée à la
patience infinie, et quand il invite d'un geste théâtral à s'asseoir juste en face dans
un fauteuil identique au sien, un petit soupçon d'inquiétude ridicule glace les sangs du
journaliste. On le lance sur cette histoire de thé bien éloignée du Nick Cave de
Birthday Party, ses Stooges à lui. La quarantaine l'aurait-elle calmé ?
J'ai écrit ce disque presque sans prendre de drogues ou d'alcool, ce qui est nouveau
pour moi. Je continue l'héroïne mais dans des proportions raisonnables. Les drogues sont
devenues des ennemis de ma vie dans beaucoup d'aspects. Les effets ne sont plus les mêmes
que ce que je pouvais ressentir quand j'étais plus jeune. Ils sont devenus plus
négatifs, plus destructeurs. Aujourd'hui, quand je suis sobre quand je ne suis pas malade
de m'être défoncé la veille, je réalise combien mon écriture est meilleure, combien
ma compréhension des choses s'en ressent. Dans ce disque j'évoque une relation amoureuse
qui a mal fini : en gros c'est "tu m'as quitté et tu disais que tu ne me quitterais
jamais". Pendant cette idylle, je ne prenais pas de drogues et j'ai donc vécu tout
ça avec des yeux grands ouverts, pas embrumés par la dope. C'était magnifique et
douloureux à la fois.
SPIRITUALITE
A l'écoute de "The
Boatman's Call", album lucide de crooner désabusé et mélancolique, on réalise
quelle abnégation il a fallu au roi gothique et destroy des années 80 pour chasser ses
vieux démons. Pour celui qui, entre 1980 et 1983, écuma l'Europe avec Birthday Party et
multiplia les pires excès, être en vie aujourd'hui relève du miracle.
On pourrait penser que ma créativité n'a pas été affectée par l'héroïne à
cette époque, car les disques n'étaient pas trop mauvais. Mais qui sait ce que ça
aurait donné sans drogues ? Peut-être auraient-ils été meilleurs ? Peut-être
n'aurais-je pas fait de disque du tout ? Le problème majeur des junkies c'est la perte de
temps. Tellement de temps perdu à ne rien foutre, allongé sur un lit... malade... ou sur
le point de l'être. J'ai perdu des années de ma vie à cause des drogues. Mais j'ai eu
de la chance, je suis encore en vie malgré une quinzaine d'overdoses. Je suis passé
entre les gouttes par miracle. Aujourd'hui je réalise combien la vie est courte. Je n'ai
plus de temps à perdre. Et puis avec mon fils, Luke, dont j'ai la garde à mi-temps, il
n'est pas question que je me balade défoncé dans la maison. C'est un combat très
difficile pour moi, car il est dans ma nature de me défoncer, de m'autodétruire. J'ai
beaucoup de mal...
Les vieux souvenirs affluent à
son cerveau et Nick Cave parle en fixant ses chaussures, ne s'interrompant que pour
allumer des cigarettes qu'il tête furieusement.
Birthday Party était un groupe qui n'exprimait que la rage et le dégoût que nous
inspirait le monde. J'ai survécu à cette époque grâce à mon sérieux dans le travail.
Défoncé ou pas, j'avançais, je continuais à écrire, à jouer du piano. Dès que j'ai
senti que je n'arrivais plus à rien, j'ai compris qu'il fallait que j'aille en cure de
désintox'. Dans un coin de mon cerveau malade de junkie, je plaçais encore la musique
au-dessus de l'héroïne (long silence). Quand tu prends énormément d'héroïne, les
événements de la vie quotidienne ne te touchent pas, ne t'effleurent que l'espace de
quelques secondes. Tes amis peuvent overdoser, se suicider, tu n'en as quasiment rien à
branler. Tu te dis que c'est normal, que les junkies sont faits pour crever jeunes, point
barre. Après tout, il n'y a rien de surprenant à voir un junkie overdoser, c'est dans la
logique des choses. Mais cette attitude n'était pas de l'égoïsme car j'avais alors la
même indifférence pour ma propre vie.
Après le succès commercial
des "Murder Ballads", Nick Cave balance la recette gagnante par la fenêtre et
revient - l'intégrité du bonhomme est-elle encore à démontrer ? - avec comme
d'habitude un disque aux antipodes des canons actuels, un bouquet de belles chansons
lentes hors du temps et pas franchement radiomicales.
Je n'ai pas peur de perdre mon public des 'Murder Ballads' avec ce disque. Je me fous
de savoir si mes chansons passent à la radio. Mon duo avec Kylie Minogue était un
accident heureux, rien de plus. Ma musique n'est pas faite pour culminer au sommet des
charts, ce qui ne m'empêche pas de penser que ce nouveau disque est mon meilleur. Je n'ai
jamais vendu mon âme au diable dans l'espoir de devenir une star. Ce duo avec Kylie,
c'était juste un concept rigolo qui a été bien compris par le public. L'association
contre nature entre moi et sa beauté, entre son statut de reine des hits 80's et mes
petits succès underground, ça a plu à tout le monde. La chanson était bonne, ça a
marché, tant mieux.
Elevé dans un environnement
coincé et catholique de l'Etat de Victoria en Australie, le jeune Nick a baigné dans la
spiritualité pendant toute son enfance avant de rencontrer l'héroïne. Pour la première
fois depuis sa nouvelle sobriété, ses habituelles chansons-fictions façon James Ellroy
ont cédé la place à des textes introspectifs et personnels dans lesquels saint Thomas
(dans "There Is A Kingdom") n'est jamais loin.
La spiritualité dont je parle dans ce disque, c'est un peu une religion patchwork
dont j'aurais collé les morceaux moi-même, une vision des choses très personnelle. J'ai
été éduqué dans une petite ville catholique. Je chantais à l'église tous les
dimanches et ce genre de trucs. Mais je ne suis pas catholique pour autant, je hais ces
enfoirés. En fait, les fondations de ma foi sont principalement basées sur le doute. Il
y a beaucoup de choses dans la vie que je ne comprends pas, que je maîtrise pas et, en
vieillissant, tout cela m'intéresse de plus en plus. Depuis que je vis seul et que je
mène une existence à peu près sobre - ce qui est très difficile pour moi - les
questions métaphysiques m'occupent l'esprit en permanence.
PLONGE
De bribes du dernier single
de Suede remontent de la rue jusqu'à l'appartement. Nick Cave lève les yeux au ciel,
dérangé, agressé par ces quelques notes britpop. "De la musique de merde pour
les... jeunes, grince-t-il en insistant bien sur le mot jeune. Je dois l'avouer, la
pop anglaise m'ennuie. Comment peut-on écouter ça après vingt-cinq ans ?" Si
ce n'était pour son fils, Nick Cave (qui a habité des années à Berlin, puis à São
Paulo) fuirait comme la peste la capitale des groupes à la mode.
J'étais très ignorant du reste du monde quand j'avais vingt ans. On imaginait
Londres comme une ville de rêve, une sorte de Babylone lointaine et forcément féerique,
c'était le Swingin' London. Quand on a quitté l'Australie, la déception fut rude en
arrivant à Londres. Les gens étaient constipés, xénophobes, méchants et la musique
était merdique. On lisait le NME pour se renseigner et nous allions voir ces groupes
soi-disant géniaux dont ils parlaient, genre Echo & The Bunnymen, etc. C'était le
début des années 80, en pleine période post-punk : ces groupes étaient à chier,
terriblement ennuyeux. Immédiatement, nous nous sommes dit que nous étions meilleurs,
que ce serait facile d'éclipser ces connards d'Anglais. Mais ce ne fut pas le cas. La
presse musicale - très mauvaise ici - nous a ignorés. Nous étions furieux, déprimés.
Notre manager a jeté un oeil sur Londres avant de repartir illico en Australie, nous
laissant tomber sur place sans un rond. On a survécu pendant des mois dans un squat
pérave et dégueulasse, gagnant quelques pennies en faisant la plonge dans des fishs
& chips ou ramassant les ordures à Hyde Park. C'était un choc, surtout pour des
petits gars arrivant de la confortable classe moyenne australienne. D'ailleurs, tout
était un choc : tous ces Blacks dans la rue, d'où sortaient-ils ? Nous étions des
pécores ignorants, des hillbillies... Aujourd'hui, je ne sors presque plus. Je consacre
toute mon énergie à la musique. Et puis je ne déteste plus Londres autant qu'avant.
J'ai même... un ou deux vrais amis ici. Un des avantages d'avoir quarante ans, c'est que
tu n'es plus obliger de fréquenter des jeunes. Tu n'es plus obligé de supporter leurs
goûts. Si, plus tard, mon fils Luke veut écouter le nouveau Blur ou le nouveau machin
chose, c'est d'accord, tant que ce n'est pas chez moi (sourire)... Je n'ai jamais suivi
l'actualité musicale. J'aime les gens qui me surprennent, qui ne suivent pas les modes du
moment. Je peux écouter un disque des Palace Brothers ou de Dirty Three jusqu'au bout...
On laisse l'homme des cavernes
entre les mains de notre homme Savary pour une séance photo où il sera lui-même,
c'est-à-dire un rien timide, ne sachant que faire de ses mains, regardant plus volontiers
le bout de sa cigarette que l'objectif. Autrement dit, tout le contraire de Mick Jagger,
qu'on verra le soir même partager dans les tribunes du stade de Wimbledon pour assister
à l'élimination de Manchester United de la FA Cup, et de réaliser par le niveau de jeu
pratiqué que les Anglais sont de gros balourds au foot. "Ooh, aah, Cantona
!" En France, on n'a pas de rocker mais on a du footballeur pas cher.
(Rock & Folk, avril 1997 -
N° 356) ... merci à
Olivier P.
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