Nick Cave, le survivant

Entretien réalisé par David Angevin

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A l'occasion de la sortie de son dernier "The Boatman's Call" apaisé, l'homme qui ne rit jamais parle.

C'est sous un crachin glacial et pénétrant dont Londres a le secret qu'on arpente les rues de Notting Hill, pestant après l'Empire britannique au moment de traverser une rue les yeux du mauvais côté et d'augmenter le pourcentage qu'on imagine alarmant d'étrangers réduits en steak tartare sous les roues des bus à impériale. Placardé à la une de tous les journaux, la tronche d'OJ Simpson fait pour une fois plaisir à voir, encadrée de la mention "coupable", "il est cuit" ou "trahi par ses chaussures de tante". L'ex-vedette des Buffalo Bills sera aujourd'hui le sujet n°1 des dîners en ville, juste devant ce bon vieux Noel Gallagher et ses déclarations pro-dope.

IDYLLE

Le temps de descendre Portobello dans les vapeurs de graillon des fish & chips et on retrouve Nick Cave, installé dans un minuscule appartement pourri, au-dessus du non moins pourri Portobello Café. Volonté affichée d'impressionner les journalistes par un cadre naturel à l'esprit rock'n'roll ? Ce sera de toute façon plus agréable que ces groupes grunge donnant audience dans des 5 étoiles hollywoodiens. Grand et maigre, traits marqués et teint livide, le roi Nick se lève poliment pour nous accueillir, avant de s'effondrer dans son trône, un fauteuil club élimé aux accoudoirs artistiquement perforés de trous de cigarette. La pièce est sombre, sans meubles, proche de l'idée que doit se faire Nick Cave d'un petit intérieur coquet.

"Tu veux de la Vodka ?
fait-il en désignant une bouteille. Le journaliste danois de tout à l'heure me l'a offerte. Je crois qu'il espérait qu'on la viderait ensemble. J'ai dû le décevoir, je ne bois plus que du thé pendant la journée. Ca fait partie de mes nouvelles résolutions..."

Le bonhomme est impressionnant, parle de cette voix chaude et profonde, reconnaissable entre mille. Blotti au fond de son fauteuil, engoncé dans un costard croisé noir cintré, il a l'air d'une araignée à la patience infinie, et quand il invite d'un geste théâtral à s'asseoir juste en face dans un fauteuil identique au sien, un petit soupçon d'inquiétude ridicule glace les sangs du journaliste. On le lance sur cette histoire de thé bien éloignée du Nick Cave de Birthday Party, ses Stooges à lui. La quarantaine l'aurait-elle calmé ?

J'ai écrit ce disque presque sans prendre de drogues ou d'alcool, ce qui est nouveau pour moi. Je continue l'héroïne mais dans des proportions raisonnables. Les drogues sont devenues des ennemis de ma vie dans beaucoup d'aspects. Les effets ne sont plus les mêmes que ce que je pouvais ressentir quand j'étais plus jeune. Ils sont devenus plus négatifs, plus destructeurs. Aujourd'hui, quand je suis sobre quand je ne suis pas malade de m'être défoncé la veille, je réalise combien mon écriture est meilleure, combien ma compréhension des choses s'en ressent. Dans ce disque j'évoque une relation amoureuse qui a mal fini : en gros c'est "tu m'as quitté et tu disais que tu ne me quitterais jamais". Pendant cette idylle, je ne prenais pas de drogues et j'ai donc vécu tout ça avec des yeux grands ouverts, pas embrumés par la dope. C'était magnifique et douloureux à la fois.

SPIRITUALITE

A l'écoute de "The Boatman's Call", album lucide de crooner désabusé et mélancolique, on réalise quelle abnégation il a fallu au roi gothique et destroy des années 80 pour chasser ses vieux démons. Pour celui qui, entre 1980 et 1983, écuma l'Europe avec Birthday Party et multiplia les pires excès, être en vie aujourd'hui relève du miracle.

On pourrait penser que ma créativité n'a pas été affectée par l'héroïne à cette époque, car les disques n'étaient pas trop mauvais. Mais qui sait ce que ça aurait donné sans drogues ? Peut-être auraient-ils été meilleurs ? Peut-être n'aurais-je pas fait de disque du tout ? Le problème majeur des junkies c'est la perte de temps. Tellement de temps perdu à ne rien foutre, allongé sur un lit... malade... ou sur le point de l'être. J'ai perdu des années de ma vie à cause des drogues. Mais j'ai eu de la chance, je suis encore en vie malgré une quinzaine d'overdoses. Je suis passé entre les gouttes par miracle. Aujourd'hui je réalise combien la vie est courte. Je n'ai plus de temps à perdre. Et puis avec mon fils, Luke, dont j'ai la garde à mi-temps, il n'est pas question que je me balade défoncé dans la maison. C'est un combat très difficile pour moi, car il est dans ma nature de me défoncer, de m'autodétruire. J'ai beaucoup de mal...

Les vieux souvenirs affluent à son cerveau et Nick Cave parle en fixant ses chaussures, ne s'interrompant que pour allumer des cigarettes qu'il tête furieusement.

Birthday Party était un groupe qui n'exprimait que la rage et le dégoût que nous inspirait le monde. J'ai survécu à cette époque grâce à mon sérieux dans le travail. Défoncé ou pas, j'avançais, je continuais à écrire, à jouer du piano. Dès que j'ai senti que je n'arrivais plus à rien, j'ai compris qu'il fallait que j'aille en cure de désintox'. Dans un coin de mon cerveau malade de junkie, je plaçais encore la musique au-dessus de l'héroïne (long silence). Quand tu prends énormément d'héroïne, les événements de la vie quotidienne ne te touchent pas, ne t'effleurent que l'espace de quelques secondes. Tes amis peuvent overdoser, se suicider, tu n'en as quasiment rien à branler. Tu te dis que c'est normal, que les junkies sont faits pour crever jeunes, point barre. Après tout, il n'y a rien de surprenant à voir un junkie overdoser, c'est dans la logique des choses. Mais cette attitude n'était pas de l'égoïsme car j'avais alors la même indifférence pour ma propre vie.

Après le succès commercial des "Murder Ballads", Nick Cave balance la recette gagnante par la fenêtre et revient - l'intégrité du bonhomme est-elle encore à démontrer ? - avec comme d'habitude un disque aux antipodes des canons actuels, un bouquet de belles chansons lentes hors du temps et pas franchement radiomicales.

Je n'ai pas peur de perdre mon public des 'Murder Ballads' avec ce disque. Je me fous de savoir si mes chansons passent à la radio. Mon duo avec Kylie Minogue était un accident heureux, rien de plus. Ma musique n'est pas faite pour culminer au sommet des charts, ce qui ne m'empêche pas de penser que ce nouveau disque est mon meilleur. Je n'ai jamais vendu mon âme au diable dans l'espoir de devenir une star. Ce duo avec Kylie, c'était juste un concept rigolo qui a été bien compris par le public. L'association contre nature entre moi et sa beauté, entre son statut de reine des hits 80's et mes petits succès underground, ça a plu à tout le monde. La chanson était bonne, ça a marché, tant mieux.

Elevé dans un environnement coincé et catholique de l'Etat de Victoria en Australie, le jeune Nick a baigné dans la spiritualité pendant toute son enfance avant de rencontrer l'héroïne. Pour la première fois depuis sa nouvelle sobriété, ses habituelles chansons-fictions façon James Ellroy ont cédé la place à des textes introspectifs et personnels dans lesquels saint Thomas (dans "There Is A Kingdom") n'est jamais loin.

La spiritualité dont je parle dans ce disque, c'est un peu une religion patchwork dont j'aurais collé les morceaux moi-même, une vision des choses très personnelle. J'ai été éduqué dans une petite ville catholique. Je chantais à l'église tous les dimanches et ce genre de trucs. Mais je ne suis pas catholique pour autant, je hais ces enfoirés. En fait, les fondations de ma foi sont principalement basées sur le doute. Il y a beaucoup de choses dans la vie que je ne comprends pas, que je maîtrise pas et, en vieillissant, tout cela m'intéresse de plus en plus. Depuis que je vis seul et que je mène une existence à peu près sobre - ce qui est très difficile pour moi - les questions métaphysiques m'occupent l'esprit en permanence.

PLONGE

De bribes du dernier single de Suede remontent de la rue jusqu'à l'appartement. Nick Cave lève les yeux au ciel, dérangé, agressé par ces quelques notes britpop. "De la musique de merde pour les... jeunes, grince-t-il en insistant bien sur le mot jeune. Je dois l'avouer, la pop anglaise m'ennuie. Comment peut-on écouter ça après vingt-cinq ans ?" Si ce n'était pour son fils, Nick Cave (qui a habité des années à Berlin, puis à São Paulo) fuirait comme la peste la capitale des groupes à la mode.

J'étais très ignorant du reste du monde quand j'avais vingt ans. On imaginait Londres comme une ville de rêve, une sorte de Babylone lointaine et forcément féerique, c'était le Swingin' London. Quand on a quitté l'Australie, la déception fut rude en arrivant à Londres. Les gens étaient constipés, xénophobes, méchants et la musique était merdique. On lisait le NME pour se renseigner et nous allions voir ces groupes soi-disant géniaux dont ils parlaient, genre Echo & The Bunnymen, etc. C'était le début des années 80, en pleine période post-punk : ces groupes étaient à chier, terriblement ennuyeux. Immédiatement, nous nous sommes dit que nous étions meilleurs, que ce serait facile d'éclipser ces connards d'Anglais. Mais ce ne fut pas le cas. La presse musicale - très mauvaise ici - nous a ignorés. Nous étions furieux, déprimés. Notre manager a jeté un oeil sur Londres avant de repartir illico en Australie, nous laissant tomber sur place sans un rond. On a survécu pendant des mois dans un squat pérave et dégueulasse, gagnant quelques pennies en faisant la plonge dans des fishs & chips ou ramassant les ordures à Hyde Park. C'était un choc, surtout pour des petits gars arrivant de la confortable classe moyenne australienne. D'ailleurs, tout était un choc : tous ces Blacks dans la rue, d'où sortaient-ils ? Nous étions des pécores ignorants, des hillbillies... Aujourd'hui, je ne sors presque plus. Je consacre toute mon énergie à la musique. Et puis je ne déteste plus Londres autant qu'avant. J'ai même... un ou deux vrais amis ici. Un des avantages d'avoir quarante ans, c'est que tu n'es plus obliger de fréquenter des jeunes. Tu n'es plus obligé de supporter leurs goûts. Si, plus tard, mon fils Luke veut écouter le nouveau Blur ou le nouveau machin chose, c'est d'accord, tant que ce n'est pas chez moi (sourire)... Je n'ai jamais suivi l'actualité musicale. J'aime les gens qui me surprennent, qui ne suivent pas les modes du moment. Je peux écouter un disque des Palace Brothers ou de Dirty Three jusqu'au bout...

On laisse l'homme des cavernes entre les mains de notre homme Savary pour une séance photo où il sera lui-même, c'est-à-dire un rien timide, ne sachant que faire de ses mains, regardant plus volontiers le bout de sa cigarette que l'objectif. Autrement dit, tout le contraire de Mick Jagger, qu'on verra le soir même partager dans les tribunes du stade de Wimbledon pour assister à l'élimination de Manchester United de la FA Cup, et de réaliser par le niveau de jeu pratiqué que les Anglais sont de gros balourds au foot. "Ooh, aah, Cantona !" En France, on n'a pas de rocker mais on a du footballeur pas cher.

(Rock & Folk, avril 1997 - N° 356) ... merci à Olivier P.